Distribution sélective & Marketplaces : la solution attendue de la Cour de justice de l’Union européenne
Par Nathalia Kouchnir-Cargill – Avocat à la Cour
Par un arrêt très attendu en date du 6 décembre 2017 (affaire n° C-230/16 – Coty Germany GmbH), rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de dire pour droit que l’article 101, paragraphe 1 du TFUE ne s’oppose pas à une clause contractuelle qui interdit aux distributeurs agréés d’un système de distribution sélective de produits de luxe de vendre via des Marketplaces.
On rappellera que cette question soulève de nombreuses interrogations depuis, notamment, la publication des lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales en date du 19 mai 2010.
Le point 54 des lignes directrices précisait ainsi :
« De même, un fournisseur peut exiger que ses distributeurs ne recourent à des plateformes tierces pour distribuer les produits contractuels que dans le respect des normes et conditions qu’il a convenues avec eux pour l’utilisation d’internet par les distributeurs. Par exemple, si le site internet du distributeur est hébergé par une plateforme tierce, le fournisseur peut exiger que les clients n’accèdent pas au site du distributeur via un site qui porte le nom ou le logo de la plateforme tierce. »
Bien que ce point ne soit pas d’une grande clarté, il était assez classique de voir repris dans les contrats de distribution sélective cette exigence que les clients ne puissent accéder au site du distributeur via un site qui porte le nom ou le logo de la plateforme tierce (communément appelée Marketplace).
Et c’est effectivement ce qu’avait prévu la société Coty Germany, fournisseur de produits de parfumerie de luxe, dans ses contrats de distribution sélective, en interdisant à ses distributeurs agréés d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par internet des produits contractuels.
Cette rédaction, en phase avec les lignes directrices de la Commission européenne, revenait en réalité à empêcher la vente des produits sous distribution sélective à de nombreuses Marketplaces telles que Amazon ou Ebay.
Devant cette question devenue sensible, notamment après l’arrêt de la CJUE du 13 octobre 2011 dans l’affaire Pierre Fabre Dermo Cosmétique (C-439/09), certaines autorités de concurrence et juridictions, principalement françaises et allemandes, avaient jeté le doute sur la licéité d’une telle clause, voire même avaient considéré que les lignes directrices de la Commission européenne du 19 mai 2010 étant obsolètes, il y avait lieu de considérer que l’interdiction faite aux distributeurs sélectifs de vendre sur une Marketplace constituait une restriction caractérisée au sens de l’article 4 c) du règlement d’exemption n° 330/2010, à savoir une restriction illicite des ventes passives.
On citera ainsi un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 2 février 2016 dans une affaire Caudalie entre Enova Santé qui avait infirmé une ordonnance de référé du Tribunal de commerce de Paris qui avait enjoint une plateforme spécialisée (1001pharmacies.com) de cesser la commercialisation des produits de la marque Caudalie en estimant qu’il n’y avait pas lieu à référé au motif « qu’il existait un faisceau d’indices sérieux et concordants tendant à établir que l’interdiction faite par Caudalie à ses distributeurs de commercialiser ses produits sur des plateformes de vente en ligne était susceptible de constituer, sauf justification objective, une restriction de concurrence caractérisée, une telle éventualité privant donc le trouble allégué par Caudalie de tout caractère manifestement illicite ».
Parallèlement, certaines juridictions allemandes, notamment dans l’affaire Coty, avaient effectivement considéré que la clause dite de logo (conforme au point 54 des lignes directrices) constituait une restriction illicite de concurrence.
Pour autant, d’autres juridictions allemandes continuaient à considérer cette clause licite, ce qui a mené la Haute Cour régionale de Francfort dans cette affaire Coty Germany à saisir la CJUE des questions préjudicielles ayant donné lieu à l’arrêt de la CJUE du 6 décembre 2017.
Devançant l’arrêt de la CJUE, il convient de noter que la Cour de cassation avait d’ores et déjà cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 2 février 2016 dans l’affaire Caudalie en reprochant à la Cour d’appel de ne pas avoir « expliqué en quoi les décisions auxquelles elle se référait étaient de nature à écarter l’existence d’un trouble manifestement illicite résultant de l’atteinte au réseau de distribution sélective de la société Caudalie, dont la licéité avait été admise par la décision n° 07-D-07 du 8 mars 2007 du Conseil de la concurrence, qui n’avait pas fait l’objet de révision » (Cass. Com. 13 septembre 2017, n° 16-13578).
Dans la mesure où l’avocat général Walh avait déposé le 26 juillet 2017 des conclusions, dans l’affaire Coty Germany devant la CJUE, considérant que la clause d’interdiction des distributeurs agréés de recourir de manière visible à des plateformes tierces ne tombait pas d’emblée sous le coup de l’interdiction des ententes, l’arrêt rendu le 6 décembre dernier n’a pas été une totale surprise mais il était très attendu et constitue un soulagement pour tous les fournisseurs opérant sous distribution sélective.
De manière claire, la CJUE considère que la clause contractuelle imposée aux distributeurs agréés dans un système de distribution sélective de produits de luxe consistant à leur interdire d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par internet n’est pas illicite au regard de l’article 101, paragraphe 1 du TFUE.
En d’autres termes, la clause en question ne constitue pas une entente illicite susceptible d’être sanctionnée au regard de l’article 101, paragraphe 1 du TFUE.
Pour justifier cette position, la CJUE expose que ce type de clause garantit au fournisseur que, dans le cadre du commerce électronique de ses produits, ceux-ci seront rattachés exclusivement aux distributeurs agréés (point 44), que cela lui permet de contrôler que ses produits seront vendus dans les conditions qualitatives requises (point 47) et que cela contribue, sans aller au-delà de ce qui est nécessaire, à la préservation de l’image de luxe des produits (points 51 et 55).
Elle en conclut qu’il en résulte que, sous réserve des vérifications qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, une telle interdiction apparaît licite au regard de l’article 101 paragraphe 1 du TFUE.
Puis dans la seconde partie de son raisonnement, la CJUE expose que dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi devrait conclure que la clause litigieuse restreint néanmoins la concurrence au sens de l’article 101, paragraphe 1 du TFUE, elle devra se poser la question de savoir si cette clause peut bénéficier de l’exemption catégorielle du Règlement n° 330/2010 du 20 avril 2010.
Et là, la CJUE décide clairement :
« Dans ces conditions, même si elle restreint une forme particulière de vente sur internet, une interdiction telle que celle en cause au principal ne constitue pas une restriction de la clientèle des distributeurs, au sens de l’article 4 b) du règlement n° 330/2010 ni une restriction des ventes passives des distributeurs agréés aux utilisateurs finals, au sens de l’article 4 c) de ce règlement » (point 68)
En d’autres termes, l’interdiction faite aux membres d’un système de distribution sélective de produits de luxe d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par internet, même si elle devait être considérée comme tombant sous le coup des ententes illicites, sera exemptée au regard du règlement n° 330/2010 puisque ne constituant pas une restriction caractérisée de concurrence, encore appelée « clause noire ».
La CJUE justifie sa décision par le fait qu’il s’agit d’une forme limitée de restriction. Que dès lors qu’il ne paraît pas possible de délimiter au sein du groupe des acheteurs en ligne les clients de plateformes tierces, il ne s’agit pas d’une interdiction absolue qui serait prohibée en application de la décision Pierre Fabre visée plus haut.
Il reste à se demander si l’on doit considérer que cet arrêt n’a vocation à s’appliquer qu’à la distribution sélective de produits de luxe ou si la solution qu’il dégage pourra concerner l’ensemble des produits sous distribution sélective.
S’il est vrai que sur certains points, la CJUE fait référence à la préservation de l’image de luxe des produits pour justifier que l’interdiction ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire, il demeure qu’un certain nombre de ses constatations a vocation à s’appliquer à tous autres produits sous distribution sélective dont : le rattachement des produits exclusivement aux distributeurs agréés, le contrôle que les produits seront vendus dans les conditions qualitatives requises et le constat que s’agissant des Marketplaces, il n’y a pas de lien contractuel direct avec le fournisseur, ce qui rend moins efficace le contrôle des conditions de qualité de la commercialisation.
En outre, il paraît clair que la décision de la CJUE visant à considérer que la restriction en cause ne constitue ni une restriction des ventes passives des distributeurs agréés aux utilisateurs finals ni une restriction de la clientèle des distributeurs, a nécessairement vocation à s’appliquer quelle que soit la nature des produits en cause.
Ainsi, les clauses d’interdiction d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par internet, même si elles devaient tomber sous l’article 101, paragraphe 1, notamment en raison de la nature du produit, seraient a priori exemptées au regard du Règlement n° 330/2010, du moins lorsque les intervenants ont moins de 30 % de parts de marché.
Flash Droit de la Concurrence – Cabinet Grall et Associés