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Le « Dual Pricing », c’est-à-dire la faculté pour les industriels et les grossistes de définir des politiques commerciales différenciées selon que les produits qu’ils commercialisent seront revendus dans des points de vente physiques ou en ligne, se situe dans une zone d’ombre juridique qui, au cours de la décennie passée, ne s’est en fait jamais définitivement éclaircie.

La raison d’être de cette situation est cependant bien connue et découle d’une contrariété assez nette entre les termes du droit français des pratiques restrictives de concurrence et ceux du droit européen prohibant les pratiques anticoncurrentielles : en effet, là où l’article L.441-1 du Code de commerce pose en règle le fait que les conditions générales de vente « [puissent] être différenciées selon les catégories d’acheteurs de produits ou de prestations de services », ce qui paraît ouvrir la voie à une distinction possible des politiques de vente « online » et « offline », en cas d’activité duale du client distributeur, par le moyen de la juxtaposition de conditions de ventes différenciées, les lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales publiées le 19 mai 2010[1] réputent comme constitutive d’une possible pratique prohibée le fait « que le distributeur paie un prix plus élevé pour des produits destinés à être revendus par internet que pour des produits destinés à être revendus autrement ».

Appelée à se prononcer sur cette problématique, l’Autorité de la concurrence avait, à l’occasion d’un avis du 18 septembre 2012[2], tracé une ligne de démarcation entre, d’une part, la possibilité – par principe licite – pour un fournisseur de mettre en œuvre des politiques commerciales différenciées à destination des « pure players » et celle – par principe illicite – consistant à opérer une différenciation des avantages commerciaux consentis à un même distributeurs exerçant une activité duale de vente en ligne : cette césure d’origine n’a, par la suite, pas été remise en cause, l’Autorité se référant avec constance, dans ses travaux ultérieurs[3], aux termes de son avis de 2012, dans un contexte où, la matière décisionnelle faisant défaut[4], l’analyse in concreto des politiques commerciales des fournisseurs n’avait jamais donné lieu à un véritable bilan concurrentiel.

L’affaire en était donc restée là, les industriels adoptant en conséquence, la plupart du temps un positionnement commercial tout aussi frileux que sage, consistant à faire en sorte que les sommes respectives des avantages commerciaux octroyées dans le cadre de leurs différentes politiques commerciales « online » et « offline » soient équivalentes : nul besoin de dire alors que cette recherche d’une comptabilité en partie double, toujours à l’équilibre, des remises vente en ligne et des ristournes vente hors ligne, avait pour effet de décourager toute velléité de hardiesse commerciale…

C’est dans ce contexte juridiquement un peu grisâtre que se situe la problématique ayant conduit à la décision (n°21-D-02) rendue le 27 janvier 2021, aux termes de laquelle l’Autorité de la concurrence a rendu obligatoires les engagements proposés par la société Lego France de modifier sa politique de remise tarifaire afin d’en faciliter l’accès pour l’ensemble de ses distributeurs, qu’ils vendent en magasins ou en ligne : cette décision, quoique incomplètement satisfaisante, puisque dépourvue, du fait des engagements souscrits, d’une analyse exhaustive sur les effets de la politique commerciale du fournisseur, mérite néanmoins d’être analysée en détails, ne serait-ce qu’en raison de l’enjeu commercial que représente aujourd’hui, pour les opérateurs économiques concernés, cette problématique du double prix.

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En avril 2015, EMC et Cdiscount (centrale de référencement et filiale du groupe Casino) avaient saisi l’Autorité pour des pratiques mises en œuvre dans le secteur des jeux de construction par Lego. Le leader mondial du jouet avait mis en place début 2014 une hausse tarifaire de 15% sur l’ensemble de ses produits et introduit concomitamment une politique de remises pouvant aller jusqu’à 13% pour compenser cette hausse.

Les saisissants considéraient que les modalités d’attribution de ces remises étaient discriminatoires vis-à-vis des pure players, ces derniers ne pouvant de facto remplir les critères leur permettant d’obtenir un taux de remise élevé, de sorte qu’un écart de remise significatif (correspondant à un différentiel de points de pourcentage de remise variant entre 7 et 9 selon les périodes) existait entre ces derniers et les autres types de distributeurs disposant de magasins physiques.

Si les fabricants ont la possibilité d’appliquer des conditions tarifaires distinctes aux opérateurs traditionnels et aux pure players, l’Autorité rappelle dans sa décision qu’elle avait considéré dans son avis 12-A-20 du 18 septembre 2012 relatif au commerce électronique (§255) qu’un système de différenciation tarifaire peut constituer une pratique anticoncurrentielle si ce dernier :

L’Autorité rappelle que cette pratique de différenciation tarifaire entre des catégories de distributeurs est différente des pratiques de double-prix par lesquelles un même distributeur se voit facturer des tarifs distincts selon que ses produits sont vendus en magasins physiques ou en ligne.

En l’espèce, le système de remise était fondé sur trois critères qualitatifs de 2014 à 2016 puis cinq à compter de 2017. Le taux était déterminé en fonction d’une grille de notation.

Les cinq critères retenus étaient les suivants :

  1. Capacité de recrutement des distributeurs

La notation de l’activité en ligne dépendait du nombre d’enfants âgés de 2 à 11 ans exposés pendant au moins deux heures à des contenus spécialement dédiés aux enfants sur un site institutionnel (non commercial) consacré à la marque via un accès sécurisé nominatif.

Pour les magasins physiques, la notation était effectuée sur la base du nombre de mètres linéaires accordés aux produits Lego.

L’Autorité a considéré que ce premier critère était difficile à remplir pour les pure players au regard notamment du temps d’exposition et des coûts potentiels engendrés par la mise en place d’un site institutionnel conforme aux attentes de Lego.

Ce critère est défini pour la vente en ligne par référence aux délais et à la sophistication des options de livraison.

S’agissant des magasins physiques, la notation était basée sur la proportion de produits pouvant être emportée par le consommateur au moment de l’achat.

Il était ainsi difficile pour les acteurs de la vente en ligne d’obtenir la totalité des points de ce critère dans la mesure où ils sont dans l’impossibilité d’assurer certaines options de livraison (livraison le jour de l’achat ou en 3 heures) sauf à assurer le stockage et le transport des produits Lego par leurs propres moyens, ce qu’aucun opérateur n’était capable de faire, excepté Amazon.

Lego prévoyait des conditions distinctes pour l’activité en magasins ou celle en ligne et notamment la communication d’une brochure pouvant être effectuée en ligne. Ce critère classé confidentiel n’a fait l’objet d’aucune modification.

Ce critère regroupe cinq sous-critères dont deux d’entre eux étaient de facto réservés à la vente en magasins physiques. Ces derniers étaient en effet conditionnés à l’obtention de « l’intégralité des points au titre de la représentation de la marque avec expérience d’achat basique dans tous ses magasins » et la « (mise) en œuvre d’une solution de représentation de la marque Lego et d’expérience d’achat premium dans (certains) magasins ». Les pure players ne pouvaient donc espérer obtenir la totalité des points pour ce critère, contrairement aux opérateurs traditionnels.

L’expérience d’achat omnicanal homogène à travers tous les points de contact excluait par principe les pure players.

L’Autorité a finalement considéré que cette différenciation tarifaire, non compensée par des remises d’un autre type, était d’une ampleur telle qu’elle pouvait conduire à un désavantage concurrentiel significatif pour les pure players et avoir un impact sur la hausse des prix de vente au détriment du consommateur.  Ce système de remise fonctionnelle ne paraissait pas plus justifié et proportionné au regard des objectifs poursuivis, consistant à assurer le recrutement des enfants, la disponibilité des produits ou la qualité de l’expérience d’achat du consommateur. Il  était par conséquent susceptible de constituer une entente anticoncurrentielle au sens des articles 101 TFUE et L. 420-1 du code de commerce.

Afin d’éviter tout risque d’amende pouvant aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial du groupe (article 23 du règlement CE 1/2003 du 16 décembre 2002 et article L. 464-2 du code commerce), Lego a sollicité en juillet 2020 le bénéficie de la procédure d’engagements, alternative à la voie contentieuse (voir l’étude de l’ADLC consacrée aux engagements de février 2020 ici).

Lego s’est engagée pour les cinq prochaines années à compter du 2 mars 2021 au plus tard à redéfinir les critères d’attribution de cette remise fonctionnelle d’une façon qui traite équitablement les différentes catégories de vendeurs, en magasins physiques ou en ligne et rendre plus transparent son dispositif de remise pour ses clients.

Avec l’aval de l’Autorité, Lego France a ainsi :

Si la pratique de différenciation tarifaire entre des catégories de distributeurs se distingue de la pratique de double prix à l’égard d’un même distributeur, la finalité est analogue à savoir pratiquer des prix différents à un ou des distributeurs selon que les produits soient revendus en ligne ou hors ligne.

La question du maintien de l’interdiction du système de double tarification a d’ailleurs été posée dans le cadre de la réforme du règlement d’exemption des restrictions verticales n°330/2010  qui expire le 31 mai 2022. Vous pourrez retrouver un récapitulatif des règles que la Commission envisage de réformer sur notre site en cliquant ici.

Dans ce cadre, la Commission européenne avait lancé le 18 décembre 2020 une consultation publique, clôturée depuis le 26 mars dernier, qui posait notamment la question de la pertinence du maintien de l’interdiction de la double tarification et l’obligation d’imposer à la vente en ligne des critères de sélection équivalents à ceux de la vente hors ligne.

Certaines associations regroupant des praticiens du droit de la concurrente à l’instar de l’AFEC (Association Française d’Étude de la Concurrence) souhaiteraient que la double tarification ne soit plus une restriction caractérisée et que la Commission définisse des protections inspirées de la jurisprudence.

L’AFEC estime que la double tarification permettrait de rééquilibrer les coûts supportés pour une distribution dans un magasin physique et les coûts, souvent moindres, supportés pour une distribution en ligne et d’encourager les investissements nécessaires pour développer les points de vente hors ligne.

Elle considère en outre que le système de double prix permettrait de réduire le risque de parasitisme de distributeurs qui disposeraient d’un ou plusieurs magasins physiques, mais qui proposeraient peu de services hors ligne (notamment des services avant-vente) ou auraient peu de magasins physiques et privilégieraient la vente des produits à bas prix sur Internet, s’appropriant indûment les efforts de vente réalisés par d’autres distributeurs à travers leurs magasins physiques.

Néanmoins, la proportionnalité entre la différence de prix entre le canal de distribution en ligne et celui hors ligne au regard des différences de coûts supportés par les distributeurs quel que soit le canal choisi risque toutefois d’être délicate à apprécier en pratique. Espérons que les nouvelles lignes directrices qui accompagneront le nouveau règlement d’exemption des restrictions verticales au printemps 2022, éclaircissent ce point si d’aventure, le nouveau règlement rend la pratique de double prix licite.


[1]      Commission Européenne, « Lignes directrices sur les restrictions verticales », JOUE, 19 mai 2010, C-130/1, §52.

[2]      Autorité de la concurrence, avis 12-A-20 du 18 septembre 2012 « relatif au fonctionnement concurrentiel du commerce électronique », § 219 et s.

[3]      Autorité de la concurrence, Etude « Concurrence et commerce en ligne », 5 juin 2020, https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/9782111572874_Commerce-en-ligne_final.pdf .

[4]     Ibidem.

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