Sur le plan théorique, l’arrêt de la CJUE est majeur en termes de procédure et d’usage des prérogatives de puissance publique. Mais sur le plan pratique, il ne change pas fondamentalement les choses pour le ministre de l’Economie qui conservera son rôle de gardien de l’ordre public économique français en s’appuyant sur les règles internes de compétence, étendues aux situations internationales non régies par des textes particuliers. Le Ministre ne devra plus en revanche la compétence du juge français au Règlement européen mais à la lumière des règles de droit international privé qui lui permettent d’utiliser les règles du code de procédure civile.
→ L’action du Ministre n’est donc nullement compromise à l’avenir et les sociétés de droit étranger ne pourront pas échapper à la compétence du juge français !
→ En ce qui concerne la loi applicable, c’est un autre sujet distinct de la compétence du juge et sur lequel la CJUE n’était pas appelée à se prononcer ; loi de police par exemple pour la contractualisation (cf. autre affaire Eurelec TA Paris 23 juin 2022) !
L’action du Ministre de l’économie français visant à faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence mises en œuvre par une société de droit étranger au détriment de fournisseurs français n’entre pas dans le champ de la notion de « matière civile et commerciale » de l’article 1er, paragraphe 1 du Règlement « Bruxelles I bis » permettant de déterminer la compétence judiciaire en matière civile et commerciale en droit de l’UE dès lors que le Ministre « exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers »
L’arrêt rendu le 22 décembre 2022 par la CJUE concerne l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1 du Règlement n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après, le « Règlement » ou « Règlement Bruxelles Ibis »). Ce Règlement permet de trancher les questions relatives à la détermination du juge compétent au sein des pays des Etats membres de l’Union européenne (UE)[1]. L’article 1er, paragraphe 1 prévoit le champ d’application du Règlement et indique que « Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii) ».
L’arrêt de la CJUE trouve par ailleurs sa source dans un litige interne opposant le ministre de l’Économie et finances (ci-après, le Ministre) aux sociétés de droit belge, Eurelec Trading et Scabel ainsi qu’aux entités françaises que sont l’association des centres distributeurs E Leclerc (ci-après « l’ACDLEC ») et le GALEC. Pour mémoire, après une enquête menée par ses services entre 2016 et 2018, ayant notamment donné lieu à des perquisitions (OVS), le Ministre a émis des soupçons de mise en œuvre par Eurelec de pratiques possiblement restrictives de concurrence contraires aux dispositions de l’ex-article L.442-6, I du Code de commerce (aujourd’hui, L.442-1, I), en l’occurrence des pratiques constitutives d’un déséquilibre significatif).
Le Ministre a donc assigné devant le Tribunal de commerce de Paris les 4 sociétés précitées en demandant le prononcé d’une amende civile de plus de 100 millions d’euros ainsi que la cessation des pratiques.
Néanmoins, les deux sociétés belges ont soulevé une exception d’incompétence en estimant que l’action du Ministre ne relevait pas de la matière « civile ou commerciale » telle qu’exigée pourtant par le Règlement « Bruxelles I bis » et au terme duquel le Ministre avait légitimé la compétence de la juridiction française. Le Tribunal de commerce de Paris s’est néanmoins reconnu compétent et a rejeté l’exception d’incompétence. Les sociétés Scabel et Eurelec ont alors respectivement interjeté appel de ce jugement, en demandant notamment à la Cour d’appel d’interroger la CJUE sur la notion de « matière civile et commerciale » au sens de l’article 1er, paragraphe 1 du Règlement « Bruxelles I bis ».
Dans son arrêt du 2 février 2022 et après avoir rappelé le contexte dans lequel s’inscrivait le litige, la Cour d’appel de Paris a considéré que du fait de la spécificité de l’action du Ministre dans l’ordre interne français (utilisation notamment de prérogatives de puissance publique), il existait un doute raisonnable sur l’application du Règlement Bruxelles I bis à l’action du Ministre, justifiant le renvoi préjudiciel de la question suivante :
« La matière « civile et commerciale » définie à l’article 1er, paragraphe 1 du Règlement n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit-elle être interprétée comme intégrant dans son champ d’application l’action- et la décision judiciaire rendue à son issue – (i) intentée par le Ministre français de l’économie et des finances sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 2° (ancien) du Code de commerce français à l’encontre d’une société belge, (ii) visant à faire constater et cesser des pratiques restrictives de concurrence et à voir condamner l’auteur allégué de ces pratiques à une amende civile, (iii) sur la base d’éléments de preuve obtenus au moyen de ses pouvoirs d’enquête spécifiques » ?
Dans son arrêt du 22 décembre 2022, la CJUE y répond de la façon suivante :
« L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que : la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers ».
Le raisonnement de la CJUE est le suivant :
- Il ressort de la jurisprudence de la CJUE que, si certains litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé peuvent relever du champ d’application du Règlement, il en est autrement lorsque l’autorité publique agit dans l’exercice de la puissance publique. En effet, la manifestation de prérogatives de puissance publique par l’une des parties au litige, en raison de l’exercice par celle-ci de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers, exclut un tel litige de la « matière civile et commerciale » au sens du Règlement (CJUE, 16 juillet 2020, Movic e.a., C-73/19, points 35 et 36).
- Il s’ensuit que, pour déterminer si une matière relève ou non de la notion de « matière civile et commerciale » et par voie de conséquence du champ d’application de ce Règlement, il y a lieu d’identifier le rapport juridique existant entre les parties au litige et l’objet de celui-ci, ou, alternativement, d’examiner le fondement et les modalités d’exercice de l’action intentée (CJUE, 16 juillet 2020, Movic e.a., C-73/19, point 37). Ainsi, relève de la notion de « matière civile et commerciale » une action opposant les autorités d’un État membre à des professionnels établis dans un autre État membre dans le cadre de laquelle ces autorités demandent, à titre principal, à ce que soit constatée l’existence d’infractions constituant des pratiques commerciales déloyales prétendument illégales et à ce que soit ordonnée la cessation de celles-ci ainsi que, à titre accessoire, à ce que soient ordonnées des mesures de publicité et à ce que soit imposée une astreinte (CJUE, 16 juillet 2020, Movic e.a., C-73/19, point 64). Tel n’est en revanche pas le cas d’une demande tendant à se voir octroyer la compétence d’établir l’existence d’infractions futures par simple procès-verbal rédigé par un fonctionnaire de l’autorité publique en cause, une telle demande portant en réalité sur des pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers (CJUE, 16 juillet 2020, Movic e.a., C-73/19, point 62).
- En l’occurrence, il apparaît pour la CJUE que (i) d’une part, l’action en cause au principal, qui a pour objet la défense de l’ordre public économique français, a été introduite sur la base d’éléments de preuve obtenus dans le cadre de visites sur les lieux et de saisies de documents. Or, de tels pouvoirs d’enquête, même si leur exercice doit être préalablement autorisé par le juge, n’en demeurent pas moins exorbitants par rapport au droit commun, en particulier parce qu’ils ne peuvent être mis en œuvre par des personnes privées et parce que, conformément aux dispositions nationales pertinentes, toute personne s’opposant à l’exercice de telles mesures encourt une peine d’emprisonnement ainsi qu’une amende et (ii) d’autre part, l’action au principal tend, notamment, au prononcé d’une amende civile. Or, s’il est vrai qu’une telle amende doit être infligée par la juridiction compétente, seuls le Ministre et le ministère public peuvent en demander le prononcé (la victime de pratiques restrictives de concurrence ne peut agir qu’en réparation du préjudice causé par ces pratiques et solliciter la cessation desdites pratiques ou la nullité de la clause concernée, pas plus).
Dans ces conditions, en mettant en œuvre l’action en cause au principal, le Ministre français a agi, selon la CJUE, « dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii) », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du Règlement, de telle sorte que cette action ne relève pas de la notion de « matière civile et commerciale », ce qu’il appartiendra toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.
Dans le cas où la Cour d’appel de Paris confirmerait l’approche retenue par la CJUE, deux hypothèses devront être alors distinguées à l’avenir :
- 1ère hypothèse : Le Règlement « Bruxelles I bis » continuerait de s’appliquer à l’action du Ministre français lorsque cette autorité publique n’exercera pas des « pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers ».
Afin que l’action du Ministre entre dans le champ d’application du Règlement, il faudrait donc, à l’aune de la solution dégagée par l’arrêt, qu’il agisse comme n’importe quel particulier, sans recourir à ses pouvoirs d’agir en justice ou ses pouvoirs d’enquête exorbitants de droit commun et qui relèvent de ses prérogatives de puissance publique. A vrai dire, cela n’aurait donc guère d’intérêt pratique puisque le Ministre serait donc contraint de renoncer aux nombreux avantages que la loi lui offre : impossibilité d’utiliser les preuves recueillies par l’administration dans le cadre de perquisitions (OVS), impossibilité de solliciter le prononcé d’une amende civile, etc.
- 2ème hypothèse : Le Règlement « Bruxelles I bis » ne s’appliquerait donc plus à l’action du Ministre français qui userait de ses prérogatives de puissance publique mais ce dernier pourra toujours assigner devant le juge français des sociétés de droit étranger en s’appuyant sur les règles internes de compétence, étendues aux situations internationales.
L’arrêt rendu par la CJUE ne signifie pas qu’à l’avenir, le Ministre ne pourrait plus assigner en France des sociétés de droit étranger dès lors qu’il aurait usé de ses prérogatives de puissance publique. L’arrêt de la CJUE se contente de dire que l’action du Ministre n’est pas couverte par le Règlement et qu’en conséquence la détermination du juge compétent ne peut se faire par ce texte. Mais si ce texte particulier n’aurait plus vocation demain à s’appliquer à l’action du Ministre, celui-ci ne serait pas dépourvu de son action et pourra toujours introduire l’action que la loi lui accorde devant le juge français à l’encontre de sociétés étrangères, en se fondant sur les règles internes de procédure, étendues aux situations internationales. En matière contractuelle ou délictuelle, les conflits de juridictions sont régis par les règles de droit commun qui sont d’origine nationale (ces règles de compétence n’ayant toutefois qu’une vocation résiduelle) et par des règles de conflit européennes qui couvrent une large part du contentieux.
Si le règlement Bruxelles I bis est désormais le texte phare en la matière et qu’il vient supplanter les règles d’origine nationale, celles-ci ont vocation à s’appliquer si ledit Règlement est considéré comme n’étant pas applicable. Dès lors, à défaut de pouvoir appliquer la règle de droit européen, la compétence internationale du juge est alors régie par les règles internes de compétence territoriale quelles que soient la loi applicable au fond et la nationalité des parties (extension des règles de compétence interne aux situations internationales : Civ. 1ère, 19 octobre 1959). Ces règles internes sont bien connues et permettent au Ministre d’assigner des sociétés de droit étranger devant le juge français. C’est le cas, notamment, de l’article 46 du Code de procédure civile qui dispose que le demandeur « peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur : (…) en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ». Dans le litige opposant les entités du GALEC au ministre de l’Economie, la responsabilité est de nature délictuelle (déséquilibre significatif). On peut supposer que sur le fondement de l’article 46 du Code de procédure civile, le Ministre pourra justifier demain de la compétence du juge français en démontrant qu’il existe des liens de rattachement évident à la France puisque les produits sont commercialisés sur le territoire français et que le dommage a été subi en France par les fournisseurs concernés.
Dans ces conditions et en dépit de l’arrêt rendu par la CJUE (qui devra être confirmée par la Cour d’appel de Paris en termes de dispositions applicables), rien n’interdira demain au ministre de l’Economie d’attraire devant un juge français des sociétés de droit étranger selon les conditions posées par les règles internes de compétence qui s’appliquent lorsque la demande en cause n’entre pas dans le champ d’un texte international particulier (en l’occurrence ici le Règlement Bruxelles I bis qui ne serait pas applicable à l’action du Ministre).
Pour terminer n’oublions pas qu’en termes de loi applicable, le texte adopté par l’Assemblée nationale le 18 janvier (proposition de loi Descrozaille – article 1er) prévoit ce qui suit :
« Art. L. 444-1C. com (nouveau) :
L’ensemble des dispositions des chapitres Ier, II et III du présent titre s’appliquent à toute convention entre un fournisseur et un acheteur lorsque les produits ou services concernés sont commercialisés sur le territoire français. Ces dispositions sont d’ordre public. Tout litige portant sur l’application de ces dispositions relève de la compétence exclusive des tribunaux français, sous réserve du respect du droit de l’Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France. »
Affaire à suivre à plus d’un titre !
[1] Le règlement 1215/2012 vise à simplifier l’accès à la justice, notamment en prévoyant des règles relatives à la compétence judiciaire et à la reconnaissance et l’exécution simples et rapides des décisions des États membres en matière civile et commerciale. Ce règlement remplace le règlement 44/2001 (règlement Bruxelles I), qui continue toutefois de s’appliquer aux actions judiciaires intentées avant l’entrée en vigueur du règlement 1215/2012 le 10 janvier 2015. Le règlement s’applique entre tous les États membres de l’Union européenne, y compris le Danemark, qui a conclu l’accord de 2005 entre la Communauté européenne et le Royaume de Danemark sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Le règlement détermine notamment les juridictions des États membres compétentes en cas de litiges civils et commerciaux incluant un élément international.