Tribunal de commerce de Paris, 22 février 2021, n° RG 2016071676 (communiqué de presse)
Par jugement du 22 février 2021, le Tribunal de commerce de Paris condamne le groupe CARREFOUR à cesser ses pratiques restrictives de concurrence envers ses fournisseurs et au paiement d’une amende civile de 1,75 millions d’euros.
Plus précisément, le Tribunal a jugé que l’exigence par le groupe CARREFOUR du versement préalable à l’ouverture des négociations commerciales 2016, par ses fournisseurs, d’une remise complémentaire de distribution « RCD » et les mesures contraignantes mises en place par Carrefour pour que ses fournisseurs l’acceptent, constituaient des pratiques restrictives de concurrence.
Notons que CARREFOUR n’est pas le premier distributeur visé par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) cette année !
En effet, Intermarché a été assigné le 19 février dernier pour « pratiques commerciales abusives » au titre de ses centrales d’achat internationales Agecore et Intermarché Belgique devant le Tribunal de commerce de Paris avec demande de condamnation à hauteur de 150,75 millions d’euros (communiqué de presse).
En février 2020, les groupes Carrefour, Système U et Intermarché avaient en outre été sanctionnés, d’une amende administrative de plus de 4 millions d’euros au total pour non-respect de la date butoir du 1er mars, s’agissant de la date de conclusion des conventions annuelles (communiqué de presse).
En l’espèce, cette décision fait suite à une enquête de la DGCCRF réalisée dans le cadre de ses vérifications annuelles des pratiques de la grande distribution à dominante alimentaire lors des négociations commerciales 2016.
CARREFOUR souhaitait faire évoluer son modèle de vente afin de se repositionner sur le marché de la distribution de proximité.
A cette fin, Carrefour a exigé le versement d’une remise complémentaire de distribution (« RCD ») destinée à financer les prestations logistiques additionnelles liées à la distribution de proximité.
C’est dans ce contexte que la DGCCRF a assigné le 8 novembre 2016 le groupe CARREFOUR devant le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement de l’ancien article L. 442-6, I, 1° (avantage sans contrepartie) et 2° (déséquilibre significatif) du Code de commerce, aujourd’hui devenu l’article L 442-1 du Code de commerce.
Le Ministre de l’économie a considéré que la remise complémentaire de distribution était imposée sans aucune justification légitime de coûts logistiques supplémentaires et ne tenait pas compte des remises déjà octroyées au titre de la remise de distribution (« RDD ») déjà versée par les fournisseurs.
Le Tribunal de commerce de Paris s’inscrit totalement dans l’argumentation et les demandes formées par le Ministre de l’économie :
- « Que dans ces conditions le tribunal dira que la pratique susvisée qui consiste à obtenir ou tenter d’obtenir des fournisseurs une remise non négociable, présentée comme un prérequis à la négociation commerciale, sans permettre aux fournisseurs d’en vérifier l’assiette et la justification en termes de coûts logistiques, et en refusant d’accorder des contreparties à la RCD alors même que l’enseigne imposait à certains de ses fournisseurs de prendre en charge un coût important et supérieur aux coûts logistiques déjà couverts par les remises de distribution (RDD), est constitutif de la soumission ou de la tentative de soumission à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au profit de l’enseigne CARREFOUR et au détriment de ses fournisseurs, et contrevient aux dispositions de l’ancien article L 442-6, I, 2° du Code de commerce » ;
- « Attendu que le tribunal retient que la RCD constitue dans le contexte des faits exposés en 2016, une entrave aux règles concurrentielles, CARREFOUR portant atteinte à l’ordre public économique en tentant d’obtenir de ses plus gros fournisseurs une remise présentée comme devant financer son dispositif logistique de proximité ».
Le Tribunal rappelle que les négociations commerciales ne peuvent s’engager que sur la seule base des Conditions Générales de Vente du fournisseur qui constituent le « socle unique de la négociation commerciale », et ce conformément à l’article L. 441-1, I du Code de commerce (ancien article L. 441-6, I, alinéa 7 du Code de commerce).
En outre, le Tribunal relève que CARREFOUR avait contraint ses fournisseurs à accepter cette remise au moyen de mesures de rétorsion comportant une échelle graduée de sanctions incluant notamment l’interdiction d’accès aux magasins de la force de vente des fournisseurs, l’arrêt du lancement des innovations, ou encore des déréférencements.
Etant précisé que cette remise était exclusivement réservée aux 132 fournisseurs les plus importants et représentant la majorité du chiffre d’affaires réalisé dans les magasins de proximité ; et que ces derniers sont restés sans réponse quant à leurs demandes de contreparties et d’explications de la part de CARREFOUR.
S’agissant du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, le Tribunal précise que le Ministre de l’économie s’est à juste titre fondé sur le déséquilibre portant à la fois sur la remise elle-même et sur ses conditions d’application à l’égard des fournisseurs, et non sur un déséquilibre d’ordre tarifaire global tel qu’évoqué par CARREFOUR.
Il est également rappelé que si la charge de la preuve incombe à celui qui invoque la violation d’une règle de droit, il appartenait à CARREFOUR de démontrer que les contreparties accordées permettaient un rééquilibrage et empêchaient ainsi le déséquilibre significatif invoqué.
Or, le Tribunal relève que les éléments apportés par CARREFOUR n’ont pas permis aux fournisseurs de vérifier l’assiette de la remise complémentaire de distribution ainsi que sa justification en termes de coûts logistiques.
D’autant plus, qu’en parallèle, CARREFOUR imposait à ces fournisseurs de prendre en charge un coût important et supérieur aux coûts logistiques en réalité déjà couverts par les remises de distribution (« RDD »).
A ce titre, ce procédé a été jugé par le Tribunal de commerce de Paris comme étant constitutif d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au profit de CARREFOUR au sens de l’ancien article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce.
Afin d’évaluer le montant de l’amende civile prononcée, le Tribunal a tenu compte du fait que l’intervention de la DGCCRF, notamment du fait des opérations de visites et de saisies (OVS), avait dans les faits empêché Carrefour de récupérer l’entièreté du montant espéré au titre de cette remise ; ainsi que de l’antériorité des faits au regard de l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 2016 dite « loi Sapin II », qui a augmenté le plafond des amendes encourues.
Si CARREFOUR affirme auprès de l’Agence France-Presse qu’ils « ne feront pas appel de ce jugement » rappelant que « l’affaire date de plus de cinq ans » et assurant que « Carrefour avait immédiatement cessé cette pratique dès février 2016 » ; force est de constater que cette décision témoigne de l’intensification des contrôles exercés par la DGCCRF dans la grande distribution lors de la période des négociations commerciales ; et 2021 en est une preuve de plus !
Les rapports Papin et Benoit présentés fin mars démontrent, quant à eux, la volonté du gouvernement et des parlementaires d’aller encore plus loin et plus vite dans le respect des règles de droit régissant les relations Industrie / Commerce, avec des modifications très sensibles devant intervenir dans les prochains mois.
Affaire à suivre donc …