Le 5 juin 2020, l’Autorité de la concurrence a publié une étude relative aux conséquences du e-commerce sur la politique de concurrence.
Partant du constat que le développement du commerce en ligne avait transformé le modèle classique de la distribution, comme en attestent les chiffres croissants de la vente en ligne[1] ou encore l’intégration dans les magasins physiques des technologies numériques, l’Autorité a estimé utile de dresser un panorama des différentes questions soulevées par ces évolutions, ainsi que la manière dont elle en appréhende les incidences dans son application des règles de concurrence.
La première partie de l’étude est consacrée à l’évaluation par l’Autorité de la pression concurrentielle exercée par les ventes en ligne sur les ventes en magasin.
L’Autorité entame sa démonstration par la présentation des facteurs lui permettant d’intégrer ou non les activités en ligne dans l’analyse de la situation concurrentielle des activités hors ligne, afin de délimiter les marchés pertinents. De manière classique, la vente en ligne apparaît comme étant en concurrence avec la vente en magasin lorsque ces deux canaux d’approvisionnement peuvent être considérés comme substituables du point de vue des consommateurs.
Afin d’apprécier cette substituabilité, l’Autorité recourt à deux méthodes :
- L’analyse des reports de demandes inter-canaux : l’Autorité évalue l’influence d’une hausse uniforme des prix en magasin sur le comportement des consommateurs. Si un nombre suffisant de consommateurs se tourne vers les sites de vente en ligne en cas de hausse, alors ces deux canaux de distributions sont en concurrence[2].
- L’analyse des indicateurs indirects de pression concurrentielle : l’Autorité évalue si la mise en concurrence des canaux de distribution est aisée, voire si elle se reflète en matière de prix, à l’aide de plusieurs indicateurs. Ainsi, le taux de pénétration de la vente en ligne sur les marchés concernés, le comportement des entreprises au sujet de la vente en ligne, les prix pratiqués et leurs évolutions, la similarité des gammes de produits et services proposés en ligne et hors ligne, de même que la substituabilité de ces modes de distribution dans l’esprit des consommateurs sont autant d’éléments pris en considération par l’Autorité dans cette analyse.
L’intégration des ventes en ligne sur les marchés analysés conduit l’Autorité à adapter son raisonnement et les outils dont elle dispose afin de prendre en compte de manière efficiente leur influence.
Les analyses menées sur les points de vente physiques incluent souvent une appréciation à l’échelle locale de la concurrence, sans que cela n’exclut qu’une analyse soit également menée au niveau national[3], soulevant la question de la prise en compte des acteurs du commerce en ligne dans ce cadre. Lors de l’examen par l’Autorité du rachat de Darty par la Fnac[4], la partie notifiante proposait, afin d’inclure de manière précise l’influence des acteurs e-commerce sur le marché, de délimiter celui-ci au niveau national. L’Autorité a néanmoins constaté que les consommateurs demeuraient attachés aux magasins physiques et que les conditions tarifaires n’étaient pas entièrement uniformisées au niveau national. Ces éléments justifiaient en conséquence que l’analyse soit menée aux niveaux national et local. Il est à noter que cette double analyse a également pu être menée dans le secteur des plateformes de petites annonces immobilières en ligne[5], compte tenu des caractéristiques du marché.
Pour le calcul des parts de marchés des acteurs du commerce en ligne, l’Autorité utilise différents indicateurs, notamment le nombre et la fréquence d’utilisateurs ; le nombre d’annonces mises en ligne ou encore le chiffre d’affaires réalisé. Leurs parts de marché au niveau local peuvent également être estimées à l’aide d’un double postulat : pour chaque zone, les parts de marché des acteurs sont identiques aux niveaux national et local ; et le poids de la valeur des ventes en ligne par rapport aux ventes en magasin est identique aux niveaux national et local.
Enfin, les caractéristiques du commerce en ligne sont nombreuses et demandent une attention particulière :
- Certaines renforcent la concurrence : les consommateurs ont le plus souvent la possibilité de changer aisément de prestataires en ligne, d’utiliser plusieurs plateformes ou encore l’arrivée probable de nouveaux acteurs renforcent la pression concurrentielle.
- Certaines diminuent la concurrence : l’accentuation des effets de réseau[6] et les difficultés d’accès aux données peuvent contribuer à créer des barrières à l’entrée sur les marchés.
La seconde partie de l’étude est consacrée à la pratique décisionnelle de l’Autorité relative aux comportements des entreprises liés à la vente en ligne.
Il ressort de la pratique décisionnelle que certaines entreprises opérant hors ligne peuvent être tentées d’adopter un comportement visant à freiner la croissance des ventes en ligne.
En effet, celles-ci peuvent, par le biais de pratiques tarifaires, atténuer la concurrence, principalement en imposant des prix de revente aux distributeurs[7] – ce qui constitue une restriction par objet – ou en différenciant les prix de gros selon le canal de revente ou le type de revendeurs, différentiel ensuite répercuté sur les prix de vente au détail. La pratique de différenciation tarifaire selon le type de distributeur n’est pas, par principe, anticoncurrentielle. En effet, elle ne sera considérée comme telle que si elle s’inscrit dans le cadre d’un abus de position dominante ou d’une entente anticoncurrentielle, à la double condition que l’ampleur du différentiel de prix soit susceptible d’avoir des effets anticoncurrentiels préjudiciables pour les acteurs spécialisés dans la vente en ligne et que ce différentiel ne s’appuie sur aucune justification objective, pouvant résulter notamment de volumes d’achat ou de services rendus. A contrario, la fixation d’un prix différencié en fonction du canal de revente, notamment pour les magasins physiques et la vente en ligne, relève de la pratique du double prix qui est une restriction caractérisée, bien qu’il soit possible de la justifier par des coûts plus élevés selon les formes de vente.
Les entreprises opérant hors ligne peuvent également influencer la vente en ligne de leurs produits en imposant aux distributeurs des restrictions non tarifaires. Certains fournisseurs interdisent aux revendeurs de distribuer leurs produits en ligne, ce qui constitue une interdiction des ventes passives, qui n’est autre qu’une restriction de concurrence par objet. S’il n’est pas possible de l’interdire purement et simplement, il demeure toutefois possible d’encadrer le recours à la vente en ligne. Il ressort de la pratique décisionnelle que des fournisseurs interdisent également la revente des produits sur les marketplaces, une telle restriction pouvant être justifiée dès lors qu’elle n’aboutit pas à une interdiction de vente sur Internet et qu’elle est nécessaire pour préserver les caractéristiques des produits vendus (voir en cens la jurisprudence Coty). Enfin, il ressort du rapport final relatif à l’enquête sectorielle sur le commerce électronique menée par la Commission européenne que des fournisseurs restreignent la faculté des revendeurs d’utiliser des comparateurs de prix. Si une interdiction absolue semble difficile à justifier pour l’Autorité, elle précise néanmoins que les fournisseurs peuvent imposer aux détaillants des normes de qualité relatives à la communication sur les produits, qui devront, le cas échéant, être respectées par les comparateurs de prix.
Les opérateurs en ligne sont également susceptibles de recourir à des pratiques prohibées.
Bien que plus rares, l’Autorité de la concurrence a conscience de l’existence de ces pratiques. A titre d’exemple, l’Autorité cite l’affaire Booking.com[8], dans laquelle elle a étudié les clauses de parité étendues imposées par l’exploitant du site internet aux hôteliers référencés, interdisant à ces derniers de proposer sur leur propre canal de vente ou sur des plateformes concurrentes à Booking.com un prix de nuitées moins élevé, une telle clause pouvant produire de nombreux effets anticoncurrentiels. L’Autorité a accepté l’engagement de Booking.com consistant à substituer aux clauses litigieuses des clauses de parité restreinte, ciblant uniquement les prix pratiqués sur le canal internet des hôteliers, clauses finalement interdites par la loi n° 2015-990 du 6 août 2015.
L’Autorité de la concurrence s’intéresse également aux abus de position dominante mis en œuvre dans le domaine de l’économie numérique. Ainsi, une entreprise peut utiliser et abuser de sa position dominante sur le marché hors ligne afin d’acquérir une position importante sur le marché en ligne. En outre, l’Autorité manifeste une inquiétude certaine s’agissant de certains opérateurs numériques, lesquels ont aujourd’hui des positions très fortes sur des marchés de services en ligne, à tel point qu’ils pourraient s’affranchir des contraintes de la concurrence en ligne et mettre en œuvre des pratiques similaires aux acteurs hors ligne (vente liée, clause de parité tarifaire, abus dans le référencement, abus de dépendance économique), mais également des pratiques propres au secteur numérique en utilisant des algorithmes[9] ou des données en masse.
Au-delà de ces comportements prohibés, certains secteurs sont soumis à un cadre réglementaire strict obstruant le développement du commerce en ligne.
En effet, des réglementations étatiques peuvent limiter l’utilisation par les entreprises de ce mode de distribution. Tel est notamment le cas dans le secteur de la vente au détail de médicaments à prescription facultative, où les restrictions règlementaires sont telles qu’elles constituent de réels obstacles au développement du commerce en ligne des médicaments en France.
A l’inverse, dans certains cas, l’apparition sur des marchés traditionnels de nouveaux acteurs via le commerce en ligne a pu placer ces derniers dans des conditions plus favorables que les opérateurs historiques, justifiant une modification de la réglementation en vigueur. Cela a notamment été le cas avec la croissance exponentielle du secteur des voitures de transport avec chauffeur (les « VTC »), entraînant une modification du cadre réglementaire à laquelle a participé l’Autorité afin, d’une part, d’encadrer la concurrence entre les VTC et les taxis, et d’autre part, d’affirmer à nouveau le monopole légal des taxis sur le marché de la maraude.
Consciente de l’incidence des ventes en ligne sur les marchés et les pratiques des entreprises, l’Autorité de la concurrence rappelle que les outils à sa disposition lui permettent d’appréhender et d’intervenir efficacement sur les marchés numériques, bien qu’il soit aujourd’hui encore possible d’accroître l’efficacité de son action. Cette étude menée par l’Autorité française de concurrence doit être corrélée avec les premières conclusions de la Commission européenne sur la réforme du règlement 330/2010 portant sur les restrictions verticales de concurrence.
[1] Les achats sur des sites de ventes en ligne représentent aujourd’hui un chiffre d’affaires de 100 milliards d’euros ; soit 10 % du commerce de détail en France.
[2] L’Autorité de la concurrence a notamment utilisé cette méthode dans la décision n° 16-DCC-111 du 27 juillet 2016 relative à la prise de contrôle exclusif de Darty par la Fnac.
[3] Pour un exemple d’analyse menée au niveau national et au niveau local, voir décision n° 09-DCC-16 du 22 juin 2009 relative à la fusion entre les groupes Caisse d’Épargne et Banque Populaire.
[4] Décision n° 16-DCC-111 du 27 juillet 2016 relative à la prise de contrôle exclusif de Darty par la Fnac.
[5] Décision n° 18-DCC-18 du 1er février 2018 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Concept Multimédia par le groupe Axel Springer.
[6] L’effet de réseau consiste dans la hausse de la valeur d’un produit ou d’un service en raison de son nombre d’utilisateurs.
[7] Il ressort de l’enquête sectorielle de la Commission européenne sur le commerce électronique que 42 % des distributeurs en ligne interrogés ont été soumis à des restrictions ou des recommandations tarifaires.
[8] Décision n° 15-D-06 du 21 avril 2015 sur les pratiques mises en œuvre par les sociétés Booking.com B.V., Booking.com France SAS et Booking.com Customer Service France SAS dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne.
[9] Selon l’Autorité de la concurrence, les algorithmes pourraient rendre plus difficilement détectables les ententes sur les prix entre concurrents, notamment dans la mesure où il serait possible de mettre en œuvre une telle entente sans que cela nécessite de contacts entre les individus.
Par :
Jean-Christophe Grall, Avocat à la Cour
et Pierre Sinquin, Élève avocat