Jean-Christophe Grall – Avocat Droit de la Concurrence
Guillaume Mallen – Avocat Droit de la Concurrence
Tribunal de commerce de Paris, 2 septembre 2019, n°RG2017050625
Par un jugement du 2 septembre 2019, le Tribunal de commerce de Paris a condamné Amazon à une amende de 4 millions d’euros en raison de plusieurs clauses déséquilibrées contenues dans ses conditions générales d’utilisation sur le fondement du déséquilibre significatif (C. com. art. L.442-6, I, 2° ancien et L.441-2, I, 2° nouveau).
L’assignation délivrée par le Ministre de l’économie et qui faisait suite à une enquête menée par la DGCCRF visait trois sociétés d’Amazon : une société de droit français, Amazon France Services (AFS) et deux sociétés de droit luxembourgeois, Amazon Services Europe (ASE) et SCA Amazon Payments (APE).
Tout vendeur tiers désireux de vendre sur la marketplace d’Amazon est tenu de signer deux contrats distincts de façon simultanée : (i) un contrat avec ASE qui définit les droits et obligations du vendeur, notamment le droit d’accéder à amazon.fr contre le versement d’une commission (de 5 à 45 % en fonction du produit vendu et des services souscrits) et (ii) un contrat avec APE qui perçoit, pour le compte du vendeur tiers, le prix du produit payé par le consommateur et qui le reverse audit vendeur. Ce dernier communique avec ces deux sociétés via une interface web appelée le « Seller Central » sur laquelle il peut gérer ses comptes et être informé des modifications affectant les conditions générales, ses contrats, etc. Amazon France Services (AFS), qui n’a aucun lien contractuel avec les vendeurs référencés, assure différents services (commerciaux, publicitaires et administratifs) pour le compte des deux sociétés luxembourgeoises.
Sur les parties mises en cause
AFS et APE invoquaient leur mise hors de cause de la procédure. N’ayant conclu aucun contrat avec les vendeurs tiers, AFS soutenait qu’elle ne pouvait être considérée comme un « partenaire commercial » au sens de l’article L.442-6, I, 2° ancien du Code de commerce. Au titre d’une argumentation audacieuse, oscillant entre le droit pénal et le droit des pratiques anticoncurrentielles, le Tribunal de commerce de Paris retient une appréciation large du partenariat commercial (en contradiction avec la jurisprudence la plus récente de la cour d’appel de Paris qui procède à une définition plus restrictive) en jugeant qu’AFS avait conclu des contrats avec ASE et qu’elle était directement impliquée dans les relations que cette dernière avait avec les vendeurs tiers, notamment pour l’ouverture et le fonctionnement de leur comptes. Ainsi, il a été jugé que le « partenariat économique s’étend aux sociétés, même si elles n’ont pas elle-même conclu de contrats avec le client (ici le vendeur tiers), qui ont pris personnellement part aux pratiques restrictives de concurrence, concouru aux dommages causés par leur partenaire en raison de ces pratiques en fournissant les moyens et assuré l’exécution du contrat comportant des clauses manifestement déséquilibrées ». AFS est donc un « partenaire commercial » d’ASE à qui elle est associée dans une « action de développement » de la marketplace, ce qui l’a conduite à avoir « des relations avec des vendeurs tiers ».
De même, APE sollicitait sa mise hors de cause en qualité d’établissement de monnaie électronique et de paiement agréé par la commission de surveillance du secteur financier du Luxembourg. Il a été fait droit à sa demande, le tribunal considérant que les « activités des établissements de paiements et de monnaie électronique, statut dont bénéficie ASE »ne sont pas soumises au droit des pratiques restrictives de concurrence, procédant alors à une lecture a contrariode l’article L.511-4 du code des marchés financiers qui prévoit que les dispositions sanctionnant les pratiques anticoncurrentielles sont applicables à ce type d’établissement (a contrario, le droit des pratiques restrictives de concurrence ne serait donc pas applicable à ces établissements).
Sur la juridiction compétente et le droit applicable
Afin d’exclure la compétence du juge français et l’application de la loi française à son endroit, ASE invoquait les règles classiques du droit international privé. Elle soutenait notamment que les contrats conclus avec les vendeurs tiers contenaient une clause attributive de compétence au profit des juridictions luxembourgeoises et qu’en matière de responsabilité délictuelle, le critère pertinent est celui du lieu où le dommage s’est produit (Règlement « Rome II »). Or, en l’espèce, ASE faisait valoir que 2/3 des vendeurs tiers étaient étrangers et qu’en conséquence le dommage résultant du déséquilibre significatif invoqué par le Ministre de l’économie dans son assignation n’avait pas pu se produire sur le territoire français. Cette argumentation est rejetée au terme d’une analyse peu rigoureuse et qui confond les principes applicables à la désignation du juge compétent et ceux qui président à la détermination de la loi applicable. Ainsi, l’inopposabilité de la clause attributive de compétence est justifiée sur la base de plusieurs motifs tels que, notamment, l’autonomie de l’action du Ministre de l’économie (qui protège le marché national de la concurrence et qui donc n’est pas soumise au consentement des cocontractants), le nombre important de vendeurs domiciliés en France (lieu du dommage) ou encore l’immense majorité de consommateurs utilisant Amazon, également situés en France. Le Tribunal justifie enfin la compétence du juge français en faisant appel à la qualification de loi de police des dispositions de l’article L.442-6 ancien du Code de commerce et en insistant sur le fait que l’atteinte à la concurrence a été consommée sur le territoire national. Cette référence à la « loi de police » manque de clarté et ne devrait en théorie nullement interférer dans le processus de détermination du juge compétent. L’ensemble de ces éléments conduit la juridiction consulaire à reconnaître sa compétence et à déclarer la loi française applicable au litige.
Sur la démonstration du déséquilibre significatif au détriment des vendeurs tiers français
En premier lieu, s’agissant de l’exigence d’une soumission ou d’une tentative de soumission, celle-ci est pleinement reconnue. Recourant à la technique du faisceau d’indices, le tribunal a déduit la soumission des trois critères suivants : (i) l’absence de négociation des contrats conclus par les vendeurs français avec ASE (même s’il est précisé qu’il ne peut en être autrement pour une place de marché en raison notamment de sa nécessaire automatisation, de la nécessité d’offrir aux consommateurs des modalités, conditions et prestations identiques pour tous les produits, quel que soit le vendeur tiers, etc.) ; (ii) la puissance d’Amazon (le plus grand vendeur en ligne B to C de produits marchands finis et dispose de la plus grande place de marché) ; (iii) le caractère incontournable d’Amazon pour les petits vendeurs tiers, le tribunal relevant qu’Amazon est l’une des « superstars » d’Internet.
En second lieu, s’agissant du déséquilibre significatif en tant que tel, le tribunal rappelle à titre préliminaire que celui-ci peut résulter de « l’absence de réciprocité et/ou la disproportion entre les obligations des parties » ou encore de « l’absence de contrepartie ou de justification aux obligations prises par les cocontractants et d’un intérêt pour le cocontractant et/ou le caractère potestatif d’une clause ». De plus, le fait que des procès-verbaux consignant les déclarations de certains vendeurs tiers soient anonymes ne remet pas en cause les droits de la défense, une partie d’entre eux étant d’ailleurs appuyée, en l’espèce, par d’autres éléments.
En l’espèce et au titre d’une analyse in concreto, 11 clauses ont été envisagées par la juridiction consulaire à l’aune des dispositions de l’article L.442-I, 2° ancien du Code de commerce. Les 7 clauses suivantes ont été jugées comme étant constitutives d’un déséquilibre significatif :
- La clause permettant à ASE de façon unilatérale de faire entrer en vigueur immédiatement et sans aucun préavis une modification du contrat, sans avoir l’obligation d’aviser personnellement et directement son cocontractant. Amazon faisait valoir que les modifications du contrat étaient accessibles sur le « Seller Contact » et que les vendeurs tiers pouvaient donc se connecter sur l’interface pour vérifier les changements décidés par Amazon. Or, ce procédé a été jugé comme étant contraire aux usages et au droit commun : « ce n’est pas à un cocontractant de devoir s’assurer, en faisant des recherches, que son partenaire n’aurait pas par hasard modifié son contrat ». Le vendeur tiers peut se retrouver ainsi, sans le savoir, devoir subir de nouvelles conditions pour la vente de ses produits ou être en infraction avec une nouvelle disposition du contrat avec des sanctions qu’ASE peut alors prendre (suspension ou fermeture de l’accès au site, de son compte, résiliation du contrat, par exemple). En outre, l’absence d’un préavis raisonnable accordé au vendeur avant l’entrée en vigueur de nouvelles conditions (qui peuvent porter sur des éléments essentiels du contrat) est constitutive, en elle-même, d’un déséquilibre manifeste. En conséquence, « la combinaison de modifications unilatérales à tous moments avec une entrée en vigueur immédiate, sans préavis et sans notification obligatoire individuelle à chacun des cocontractants, est exorbitante du droit français et contraire à tous les usages ».
- Les clauses relatives à la suspension ou résiliation du contratpermettant notamment à ASE,de façon discrétionnaire, à tout moment et sans préavis, de suspendre ou de résilier le contrat avec effet immédiat par simple notification.
- Les clauses relatives aux indices de performances qui instauraient des critères d’évaluation de performance des vendeurs selon le taux de commandes défectueuses, le taux d’annulations de commandes avant traitement et le taux d’expéditions en retard. Or, il a été relevé que ces critères étaient imprécis (quant à leur périmètre et aux conséquences du non-respect de certains d’entre eux alors même que les conséquences pour les vendeurs tiers peuvent être majeures), qu’ils ne dépendaient pas que du comportement du vendeur tiers, qu’ils étaient susceptibles d’évoluer à la seule discrétion d’Amazon sans préavis ni notification individuelle au vendeur tiers (hormis sur le « Seller Central ») et que le non-respect de ces critères pouvait aboutir à la suspension du compte du vendeur tiers, suspension dont la durée est arbitraire, imprécise et aucunement proportionnel au manquement contractuel allégué. Tant la rédaction que la mise en œuvre de ces clauses manifestent un déséquilibre significatif.
- La clause relative à la maîtrise du compte vendeur permettant à Amazon, à son entière discrétion, d’interdire ou de restreindre l’accès à sa plateforme et de retarder ou suspendre une mise en vente ou de refuser de mettre en vente les produits d’un vendeur tiers. Cette clause, générale et imprécise dans sa rédaction, confère à ASE des possibilités d’action discrétionnaires sur les ventes du vendeur tiers alors même que ses produits sont en concurrence directe avec ceux d’Amazon. L’activité du vendeur est ainsi mise sous la dépendance d’ASE de manière arbitraire, ce qui n’est pas acceptable.
- La clause relative à la garantie A à Z avec le retour et remboursement des produits qui permet aux clients du vendeur tiers de retourner le produit et d’être remboursés du prix d’achat si ledit produit n’a pas correspondu à la fiche produit, s’il était défectueux ou s’il n’a pas été livré en état ou pas dans les délais, notamment. Pour ce faire, le client doit faire une réclamation à ASE à laquelle le vendeur tiers doit répondre dans un délai de trois jours. S’il ne répond pas dans le délai imparti ou si sa réponse n’est pas appropriée, le vendeur tiers est alors débité sur son compte du remboursement réalisé par ASE aux clients et ce, sans même que le produit ne soit retourné au vendeur. En outre, toutes les réclamations, même si elles ont été refusées, sont affichées dans le compte du vendeur tiers. En d’autres termes, cette clause oblige le vendeur tiers à rembourser un client même la réclamation est injustifiée et ce, même si le produit n’est pas retourné. Le tribunal juge qu’une telle clause impose aux vendeurs tiers de consentir des garanties aux consommateurs qui sont excessives par rapport aux usages et qu’ils n’auraient pas accordées si celles-ci ne leur avaient pas été imposées par ASE. Par exemple, le fait que les produits soient remboursés même s’ils ne sont pas retournés au vendeur tiers est « très excessif », comme le démontre d’ailleurs le fait qu’Amazon, qui vend ses propres produits sur le même site en concurrence directe avec ceux des vendeurs tiers, ne rembourse elle son client qu’après retour du produit. Tant dans sa rédaction que dans sa mise en œuvre, cette clause est manifestement déséquilibrée.
- La clause relative à la parité des conditions par laquelle ASE impose aux vendeurs tiers de conserver une parité entre la commercialisation de leurs produits sur la plateforme Amazon et la commercialisation sur d’autres plateformes en ligne à propos des services proposés et des informations relatives aux prix d’achat et aux tarifs d’expédition. Cette clause est jugée déséquilibrée car sa rédaction est ambiguë (associant les termes de « parité » à ceux de « prix » ; or, une clause de parité de prix « serait à l’évidence constitutive d’un déséquilibre significatif ») et qu’elle permet à ASE de bénéficier d’un avantage concurrentiel sur les vendeurs tiers et les autres plateformes (dès lors qu’ASE est en concurrence directe des vendeurs tiers pour les mêmes produits que chacun d’entre eux vend sur le même site). Le Tribunal de commerce fait injonction à ASE de modifier cette clause.
- Les clauses d’exonération de responsabilité pour le service optionnel « Expédié par Amazon ». Ce service permet au vendeur tiers de réaliser des économies significatives dans le stockage et l’expédition de ses produits grâce à la puissance de la logistique d’ASE. L’une de ses clauses permet à ASE de décliner toute sa responsabilité s’agissant de l’expédition ou la livraison des produits du vendeur tiers à l’étranger, ce qui va très au-delà des limitations licites de responsabilité pour un service de livraison. Il en est de même de la clause qui permet à ASE, quand elle intervient en tant que dépositaire ou manutentionnaire des produits du vendeur tiers, d’exclure sa responsabilité quand elle commet une faute consistant à perdre ou endommager le produit qui lui a été confié par le vendeur. Le tribunal fait injonction à ASE de supprimer ou de modifier ces deux clauses, manifestement déséquilibrées.
En revanche, la clause autorisant ASE de stopper une transaction de manière discrétionnaire en cas de fraude à la carte de crédit (stipulation usuelle en matière de vente électronique sur internet et nécessaire pour protéger les consommateurs) n’a pas été jugée déséquilibrée. Il en est de même de la clause qui permet à Amazon d’utiliser « les technologies, marques, contenu, informations produits, données…» que le vendeur tiers fournit sur la plateforme pendant l’exécution du contrat et après son expiration, dans la mesure où ce type de clauses est indispensable à la distribution de produits sur les places de marché électroniques. En outre, si le tribunal relève qu’elle a été déséquilibrée jusqu’en 2017, la clause permettant à Amazon de fixer librement le montant des frais d’expédition et de traitement des produits médias a ensuite été rendue conforme par ASE de sorte qu’il est désormais inutile de lui enjoindre de la modifier pour l’avenir. Enfin, les clauses relatives à l’exonération générale de responsabilité en cas de dysfonctionnement du site (panne, saturation ou virus) ont été jugées usuelles et équilibrées et ce d’autant plus qu’elles ne sont pas limitées en cas de négligence grossière ou de faute grave commise par Amazon.
En l’espèce, aucune autre stipulation contractuelle ne permettait de rééquilibrer le déséquilibre significatif induit par les 7 clauses mentionnées ci-avant. Le Tribunal de commerce de Paris a ordonné à ASE de modifier ou supprimer les clauses litigieuses et condamné in solidum ASE et AFS au paiement d’une amende civile de 4 millions d’euros, la détermination du montant ayant pris en compte la bonne foi d’Amazon et sa volonté de modifier rapidement et significativement certaines des clauses litigieuses. Le tribunal a ainsi limité le montant de l’amende à 75 % du plafond de 5 millions euros, tel que prévu par l’ancien article L.442-6 du Code de commerce. Si le jugement est sévère à l’égard du leader des marketplaces, il est riche d’enseignements. La motivation est fournie, démontrant la volonté du tribunal de procéder à une véritable analysein concretodes clauses critiquées. De plus, le tribunal semble aller au-delà d’une simple analyse économique contractuelle et procède, à certains endroits, à des développements qui empruntent aux décisions de l’Autorité de la concurrence. Cela démontre, une fois de plus, que le droit des pratiques restrictives de concurrence n’est pas aussi « petit » que cela !
Note d’actualité
Grall & Associés – Avocat Droit de la Concurrence