Le 6 mai 2015, la Commission européenne a ouvert une vaste enquête sectorielle dans le secteur du commerce électronique. Un premier document de travail a été publié le 18 mars 2016 portant spécifiquement sur les pratiques de « geoblocking ».
Le 15 septembre dernier, la Commission a publié un rapport préliminaire de 291 pages comprenant les premiers résultats de son enquête, lequel est soumis à consultation publique jusqu’au 18 novembre 2016 (http://ec.europa.eu/competition/antitrust/sector_inquiry_preliminary_report_en.pdf).
Ce rapport témoigne du travail fastidieux auquel la Commission s’est livrée, recueillant des informations auprès de presque 1800 acteurs issus de l’ensemble des 28 Etats membres (fabricants, distributeurs, marketplaces, comparateurs de prix) et analysant pas moins de 8000 accords de distribution.
Si la Commission confirme l’importance du commerce électronique et ses incidences positives sur la concurrence, elle relève également l’existence de certaines pratiques commerciales susceptibles de limiter la concurrence en ligne, ce qui peut amener les entreprises à revoir leurs contrats de distribution et à se mettre en conformité avec les règles de concurrence de l’UE si tel n’est pas le cas.
Loin de prétendre à l’exhaustivité, ce Flash Concurrence1 présentera les conclusions les plus saillantes de ce rapport préliminaire, lequel est divisé en deux grandes parties : l’une portant sur les biens de consommation (I.), l’autre sur les contenus numériques (II.).
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I. LES PREMIERES OBSERVATIONS CONCERNANT LA VENTE EN LIGNE DE BIENS DE CONSOMMATION
De façon générale, le rapport préliminaire met en exergue les points suivants :
• Un degré élevé de transparence des prix
Le commerce électronique œuvre pour une meilleure transparence des prix, permettant ainsi une meilleure concurrence par les prix. Ainsi, 53 % des détaillants ayant répondu au questionnaire déclarent surveiller les prix en ligne de leurs concurrents et 67 % d’entre eux recourent à des programmes logiciels automatiques pour ce faire.
• Les fournisseurs concurrencent leurs propres détaillants
Face à l’essor du e-commerce, 64 % des fabricants ayant répondu au questionnaire ont déclaré avoir ouvert leur propre boutique en ligne au cours des 10 dernières années (notamment dans le secteur des produits cosmétiques et de santé). Il en résulte que de nombreux détaillants se sont retrouvés en concurrence avec leurs propres fournisseurs.
• L’utilisation accrue des systèmes de distribution sélective
Au cours des 10 dernières années, en réaction à la croissance du e-commerce, 19 % des fabricants interrogés ont introduit des systèmes de distribution sélective pour la première fois, c’est-à-dire des systèmes « en vertu desquels les produits ne peuvent être vendus que par des vendeurs agréés présélectionnés ». 67 % des fabricants, qui ont déjà utilisé la distribution sélective, ont introduit de nouveaux critères de sélection, en particulier pour les ventes en ligne, et ce, afin d’assurer une distribution de qualité de leurs produits (en proposant des services, notamment) et proposer une image de marque cohérente.
Notons que la distribution sélective est fortement implantée en Allemagne, en France et aux Pays-Bas, en particulier dans les secteurs du textile, des cosmétiques, des parfums, de certains produits électroniques, etc.
Enfin, le rapport précise que 47 % des fabricants utilisant la distribution sélective ont déclaré ne pas accepter au sein de leur réseau de distribution sélective les opérateurs qui exercent leurs activités purement en ligne (les « pure online players ») alors que la plupart des autres fabricants ont indiqué qu’ils les acceptaient pour la distribution d’une partie de leurs produits, à condition qu’ils détiennent un point de vente physique au moins. A cet égard, la Commission indique que l’exigence de détention d’un point de vente physique comme condition d’appartenance au réseau de distribution sélective peut aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer une distribution optimale des produits. Le rapport indique d’ailleurs que la Commission peut enquêter sur l’existence de clauses contractuelles anticoncurrentielles qui pourraient limiter les ventes en ligne dans les accords de distribution sélective.
• Les risques du parasitisme
La Commission confirme que le commerce en ligne induit un parasitisme (« free riding ») au détriment, notamment, des points de vente physiques. Les consommateurs sont en effet nombreux à se rendre dans les magasins pour utiliser les services de prévente (démonstration ; conseils) et à acheter, in fine, le produit en ligne.
Cette situation est source d’inquiétudes pour les fournisseurs mais également pour les revendeurs exploitant des points de vente physiques qui peinent à récupérer les coûts des services proposés à la vente.
Par ailleurs, la Commission expose les principales restrictions contractuelles constatées dans le secteur de la vente en ligne :
La moitié des détaillants interrogés dans le cadre de l’enquête a indiqué avoir été concernée, au moins une fois, par une restriction contractuelle de leurs ventes en ligne. Il est d’évidence, selon la Commission européenne, que les fabricants recourent à de telles restrictions dans leurs accords de distribution afin de contrôler au mieux la distribution de leurs produits, dans un contexte d’expansion du e-commerce.
Le tableau ci-dessous indique la proportion des détaillants soumis à des restrictions contractuelles, par type de restriction :
i) Les restrictions tarifaires
Les recommandations de prix ou les restrictions plus générales sur les prix semblent constituer une réponse des fournisseurs à la forte concurrence par les prix existante dans le commerce électronique. Il est ainsi constaté que plus de 2 détaillants sur 5 doivent faire face à une certaine forme de recommandation de prix ou de limitation de prix imposée par les fabricants. En outre, 4 fournisseurs interrogés sur 5 ont affirmé qu’ils recommandaient des prix de revente définis à leurs distributeurs. Près d’un tiers des détaillants interrogés ont confirmé qu’ils se conformaient aux consignes tarifaires de leurs fournisseurs alors qu’un peu plus d’un quart d’entre eux ont affirmé ne pas en tenir compte. Les détaillants restants ont indiqué que selon les circonstances, ils respectent ou non les consignes tarifaires de leur fournisseur.
ii) Les restrictions d’accès aux marketplaces
Proportion des détaillants ayant au moins une restriction contractuelle par État membre de l’UE
Le tableau ci-dessus montre que 18 % des détaillants ont déclaré avoir conclu des accords avec leurs fournisseurs contenant des restrictions d’accès aux marketplaces, qui leur interdisent ou limitent leur possibilité de vendre des produits via un tel moyen. Cette proportion varie significativement entre les différents Etats membres. Les détaillants situés en Allemagne et en France sont les plus concernés par les restrictions d’accès aux marketplaces2.
Majoritairement insérées dans les accords de distribution sélective, ces restrictions d’accès peuvent consister en une interdiction pure et simple faite au distributeur ou résulter de procédés indirects (par exemple, le respect de certains critères de qualité sur la marketplace).
Le rapport indique que 31 % des distributeurs vendent aussi bien via leur site en ligne que via les marketplaces et seulement 4 % des distributeurs vendent exclusivement leurs produits via les marketplaces. On aboutit donc à un pourcentage de 35 % de distributeurs qui utilisent les marketplaces, soit exclusivement, soit parallèlement à leur propre site en ligne.
Plus globalement, la Commission relève que l’importance des marketplaces en tant que réseau de distribution en ligne, diffère d’un Etat membre à l’autre (leur recours est significatif en Allemagne, beaucoup moins en Belgique, par exemple), de la nature des produits et de la taille des revendeurs.
La Commission estime que les interdictions absolues de vente sur les marketplaces ne constituent pas des « restrictions caractérisées » au sens de l’article 4, b) et c) du Règlement d’exemption www.francemedicale.net/priligy/ catégorielle n° 330/2010 applicable aux accords verticaux en ce qu’elles n’ont pas pour objet de segmenter les marchés au sein du marché intérieur selon le territoire ou la clientèle.
On en conclut qu’elles ne sont pas illicites en soi. Toutefois, la Commission indique par ailleurs que cela ne signifie pas pour autant que des interdictions absolues de vente sur les marketplaces sont compatibles, de manière générale, avec le droit européen de la concurrence. Il est précisé que la Commission ou les autorités nationales de concurrence pourraient décider de ne pas faire entrer dans le champ d’application du Règlement d’exemption les interdictions liées aux marketplaces, soit parce que les seuils des parts de marché du Règlement sont franchis, soit parce que les contrats contiennent une clause constituant l’une des restrictions caractérisées prévues à l’article 4.
La Commission ou les autorités nationales de concurrence pourraient également décider de retirer le bénéfice du Règlement d’exemption si, dans un cas particulier, les interdictions de vente sur les marketplaces restreignent la concurrence au sens de l’article 101 (1) TFUE et sont incompatibles avec l’article 101 (3) TFUE.
Le rapport préliminaire fait preuve d’ambiguïté sur cette problématique, particulièrement sensible. Rappelons en effet que certaines autorités de concurrence (françaises et allemandes) et juridictions ont considéré que ce type d’interdiction était illicite au regard de l’article 101, paragraphe 1 TFUE. D’ailleurs, une question préjudicielle concernant la société Coty est pendante devant la CJUE.
Il est probable que la Commission n’entende pas se prononcer clairement sur la question en invitant tacitement la CJUE à se positionner une bonne fois pour toutes sur le sujet.
Rappelons ici les questions posées à la CJUE :
« – Post-Pierre Fabre, can a qualitative selective distribution system in principle still be justified and compatible with Article 101(1) TFEU because of the aim to maintain a luxury brand image?
– If yes, can it be compatible with Article 101(1) TFEU to impose on authorized (retail) dealers of a selective distribution system a general ban to sell via third-party internet platforms, irrespective of whether the manufacturer’s qualitative criteria are satisfied in the actual case?
– Is Article 4(b) of the VBER to be interpreted that a ban on sales via third-party internet platforms imposed on authorized (retail) dealers of a selective distribution system qualifies as a hardcore restriction regarding customer groups?
– Is Article 4 (c) of the VBER to be interpreted that a ban on sales via third-party internet platforms imposed on authorized (retail) dealers of a selective distribution system qualifies as a hardcore restriction regarding passive sales to consumers? »
Bref, c’est le cœur même de la distribution sélective qui est en cause ici, plus encore même que l’interdiction de vendre sur des marketplaces. Autant dire que l’arrêt de la CJUE est attendu par tous les promoteurs de réseaux de distribution sélective au sein de l’Union européenne.
iii) Les restrictions aux ventes transfrontalières
Ces pratiques de « geoblocking » consistent à empêcher un consommateur situé dans un Etat membre d’acheter un bien vendu en ligne dans un autre Etat membre. Elles prennent différentes formes : blocage de l’accès à un site web ; redirection du client vers d’autres sites internet ciblant d’autres Etats membres ; refus de livraison ou des moyens de paiement transfrontaliers.
Plus d’un détaillant sur dix déclare que ses fournisseurs lui imposent des restrictions contractuelles aux ventes transfrontalières. Toutefois, la Commission précise que ces mesures restrictives reposent, dans leur grande majorité, sur une initiative unilatérale des détaillants (Sur cette pratique :
V. le Commission Staff Working de la Commission de mars 2016).
iv) Les restrictions à l’utilisation des comparateurs de prix
Près d’un détaillant sur dix est contractuellement empêché de soumettre des offres à des sites internet de comparaison de prix.
La Commission note que ces interdictions, lorsqu’elles ne sont pas liées à des critères de qualité objectifs, peuvent limiter la capacité des distributeurs à utiliser cette méthode de promotion afin de générer du trafic pour leur propre site Web. Si la position de la Commission n’est pas très claire sur ce point, on en déduit néanmoins qu’une telle interdiction pourrait ne pas être justifiée dès lors que le site de comparaison de prix répondrait aux critères qualitatifs fixés dans le cadre d’un réseau de distribution sélective.
Toutes ces restrictions contractuelles des ventes peuvent, dans certaines circonstances, compliquer les achats transfrontaliers ou les achats en ligne en général et, en fin de compte, porter préjudice aux consommateurs en les empêchant de bénéficier d’un choix élargi et de prix plus bas dans le secteur du commerce électronique.
II. LES PREMIERES OBSERVATIONS CONCERNANT LA VENTE EN LIGNE DE CONTENU NUMERIQUE
Les participants à l’enquête ont majoritairement déclaré qu’il était primordial d’obtenir du contenu numérique attractif pour être compétitif sur le marché. Dès lors, la disponibilité de licences auprès de titulaires de droits d’auteur portant sur des contenus numériques est essentielle pour les fournisseurs de contenus numériques et un facteur de concurrence déterminant sur le marché.
Le rapport préliminaire relève que les accords de licence conclus entre les titulaires de droits d’auteur et les fournisseurs de services de contenu numérique sont complexes. La disponibilité des droits pour la distribution en ligne de contenus numériques est déterminée par plusieurs facteurs tels que :
• la portée (technologique, territoriale et temporelle) des droits telle que définie dans les accords de concession de licence entre les titulaires de droits et les fournisseurs de contenu numérique,
• la durée des accords de concession de licence
• le recours fréquent à l’exclusivité
Le rapport préliminaire constate la prévalence des pratiques de blocage géographique en ce qui concerne le contenu numérique. Sept fournisseurs de contenu numérique interrogés sur dix déclarent avoir mis en œuvre au moins une forme de mesure de blocage géographique.
Cette pratique résulte, le plus souvent, de restrictions contractuelles prévues dans les contrats entre les fournisseurs de contenu numérique et les titulaires des droits de propriété intellectuelle.
La durée des accords de concession de licence est souvent longue : 14 % des accords ont été conclus pour une durée comprise entre 5 et 10 ans, et 9 % ont été conclus depuis plus de 11 ans. Cette durée, couplée à l’exclusivité contractuelle, neutralise la conquête de nouveaux marchés par les fournisseurs de contenu numérique qui sont susceptibles d’être confrontés à des difficultés pour accéder à des droits couverts par des accords d’exclusivité à long terme entre leurs concurrents et les titulaires des droits en question.
Le rapport note que les incidences de ces exclusivités sont maximisées au regard de certaines stipulations contractuelles intégrées aux accords de concession de licence. C’est le cas des clauses de renouvellement automatique ou des clauses de négociation ou de renégociation (explicites ou implicites) qui peuvent contrarier les nouveaux entrants et opérateurs de taille modeste qui souhaitent étendre leurs activités de fourniture de contenu numérique en ligne.
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La Commission prévoit de publier son rapport final au cours du premier trimestre 2017.
Nous vous tiendrons informés de ces conclusions car au travers de celles-ci, ce sera ni plus ni moins que la révision du règlement 330/2010 sur les restrictions verticales qui sera en jeu et ce, dès avant son échéance car comme l’a déclaré la Commissaire européenne à la concurrence, l’économie numérique avance plus vite que le droit …
Vaste chantier en perspective donc !