SOMMAIRE
– Projet de loi Sapin II : vers plus de transparence dans les négociations commerciales
– Adoption du règlement européen sur la protection des données personnelles
– La vente en ligne de médicaments : une activité en mal d’une réglementation claire et adaptée
– « Impossibilium nulla obligatio est » ou comment perdre le contrôle de sa marque sur Internet
– Enquêtes de concurrence : actualité jurisprudentielle
Des progrès pour les droits de la défense ?
– Vente-privée : un leader sans marché
L’autorité de la concurrence renonce à définir un marché pertinent dans le secteur de la vente événementielle en ligne
Projet de loi Sapin II : vers plus de transparence dans les négociations commerciales
Par Jean-Christophe Grall, Thomas Lamy et Thibault Bussonière
A l’issue de son adoption en première lecture par l’Assemblée nationale et le Sénat, le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit « projet de loi Sapin II », comporte une quinzaine d’articles visant à améliorer la transparence dans les négociations commerciales et ce, principalement dans le secteur agroalimentaire.
Après les lois Hamon du 17 mars 2014 et Macron du 6 août 2015, ce projet de loi entend une nouvelle fois adapter le régime des négociations commerciales tel que les fournisseurs et les distributeurs le connaissent depuis la loi de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008. Ce texte renforce également le dispositif de contractualisation obligatoire dans certains secteurs agricoles instauré par la loi du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche dite « LMAP ».
LE RENFORCEMENT DU DISPOSITIF DE CONTRACTUALISATION DANS LE DOMAINE AGRICOLE (ARTICLE 30 C)
L’article L. 631-24 du Code rural et de la pêche maritime, créé par la LMAP, a instauré pour certains produits agricoles le principe d’une contractualisation obligatoire entre producteurs et acheteurs par l’extension ou l’homologation d’un accord interprofessionnel ou, à défaut, par un décret.
A ce jour, seul le secteur ovin (par un accord interprofessionnel étendu par un arrêté du 15 février 2011) et le secteur du lait de vache ainsi que celui des fruits et légumes frais (en application de deux décrets du 30 décembre 2010), font l’objet d’accords contractuels pris en vertu de ces dispositions. Le secteur du lait de chèvre devrait être la prochaine filière soumise à une contractualisation obligatoire (un accord interprofessionnel signé le 17 mai 2016 est en attente d’une homologation et d’une extension par le ministre de l’Agriculture).
Au sein de ces filières, les contrats entre producteurs et premiers metteurs en marché doivent comporter un certain nombre de clauses listées au quatrième alinéa de l’article L. 631-24 du Code rural et de la pêche maritime et notamment des clauses relatives aux prix ou à des critères et modalités de détermination du prix.
A l’avenir, ces critères et modalités de détermination du prix devraient obligatoirement faire référence à des indicateurs publics de coûts de production en agriculture et à des indices publics des prix sur les marchés publiés par l’Observatoires de la formation des prix et des marges des produits alimentaires ou établis par accords interprofessionnels. Ces indicateurs et indices pourront être nationaux, régionaux ou européens, voire les trois à la fois. Lorsque les contrats individuels découlent d’un accord-cadre, les fluctuations constatées sur les indicateurs ou indices publics retenus par le contrat devront être transmis mensuellement par l’acheteur à l’organisation de producteurs ou à l’association d’organisations de producteurs. Le projet de loi Sapin II reprend ainsi les dispositions de l’article premier de la proposition de loi en faveur de la compétitivité de l’agriculture et de la filière agroalimentaire adoptée en seconde lecture par le Sénat le 23 mars dernier.
Les députés souhaitaient que ces contrats fassent aussi référence à « un ou plusieurs indices publics du prix de vente des principaux produits fabriqués par l’acheteur » (amendement n° 1358 adopté à l’unanimité par les députés en séance publique avec avis favorable du Gouvernement). Présentée comme « une petite révolution dans la formation du prix » par Monsieur le député Dominique Potier, rapporteur au nom de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la mention d’un tel indice public dans les contrats aurait permis de prendre en compte, dans le prix de cession entre le producteur et l’acheteur, la valorisation des produits fabriqués par ce dernier à partir des produits agricoles achetés, ce qui est usuellement désignée sous le terme de « mix produit ». Autrement dit, le prix payé au producteur devait être reconnecté au prix de marché du produit fabriqué par l’industriel, à la hausse comme à la baisse, selon les négociations avec les distributeurs. Cependant, les sénateurs ont supprimé cette référence aux indices publics du prix de vente des principaux produits fabriqués par l’acheteur en estimant que celle-ci était contradictoire avec la première partie de l’article 30 C, dont l’objectif est la prise en compte des coûts de production, le risque étant de faire du prix payé au producteur une résultante de la négociation en aval (amendement n° 142 adopté en séance publique par les sénateurs avec avis défavorable du Gouvernement).
Relevons également que de nombreux amendements déposés devant les deux chambres avaient pour objet d’instaurer une date butoir dans la négociation entre les producteurs et leurs acheteurs. Certains parlementaires ont ainsi proposé que cette négociation en amont devait se terminer avant le 30 novembre afin de précéder l’envoi des conditions générales de vente des industriels aux distributeurs. Toutefois, ni l’Assemblée nationale, ni le Sénat n’ont adopté une telle mesure.
Par ailleurs, le projet de loi Sapin II renforce le rôle des organisations de producteurs et des associations d’organisations de producteurs en instaurant une obligation de conclusion d’un accord-cadre entre ces derniers et chaque acheteur, préalablement à la conclusion de contrats individuels entre l’acheteur et chaque producteur. Ce contrat-cadre devrait comporter l’ensemble des clauses mentionnées actuellement au quatrième alinéa de l’article L. 631-24 du Code rural et de la pêche maritime et préciser en outre les éléments suivants :
• la quantité totale et la qualité à livrer par les producteurs membres de l’organisation ou les producteurs représentés par l’association ainsi que la répartition de cette quantité entre les producteurs ;
• les modalités de cession des contrats et de répartition des quantités à livrer entre les producteurs membres de l’organisation ou les producteurs représentés par l’association, sauf en ce qui concerne les contrats laitiers dont la cession est interdite (cf. infra nouvel article L. 631-24-1 du code rural et de la pêche maritime créé par l’article 30 du projet de loi) ;
• les règles organisant les relations entre l’acheteur et l’organisation de producteurs ou l’association d’organisations de producteurs ;
• les modalités de la négociation annuelle sur les volumes et le prix ou les modalités de détermination du prix entre l’acheteur et l’organisation de producteurs ou l’association d’organisations de producteurs. Il serait ainsi prévu un temps de négociation entre l’organisation de producteurs ou l’association d’organisations de producteurs et son acheteur une fois par an. Cette négociation dont la date devra être prévue dans l’accord-cadre doit être tenue en amont de l’envoi des Conditions Générales de Vente (CGV) des industriels aux distributeurs. Selon les promoteurs de ces nouvelles dispositions, cette négociation permettrait aux parties de négocier un prix objectif et les volumes d’achat afin d’éviter des négociations en cours d’année pour requalifier les volumes et le prix payé au producteur (amendement n° COM-4 adopté en commission des affaires économiques du Sénat).
Éventuellement, le contrat-cadre signé entre l’organisation de producteurs et l’association d’organisations de producteurs et l’acheteur, pourra préciser, en sus, les modalités de gestion des écarts entre le volume ou la quantité à livrer et le volume ou la quantité effectivement livré par les producteurs membres de l’organisation ou les producteurs représentés par l’association.
Le non-respect de ces nouvelles dispositions sur l’accord-cadre est susceptible des mêmes sanctions que le non-respect des dispositions sur la contractualisation obligatoire, prévues à l’article L. 631-25 du Code rural et de la pêche maritime soit une amende administrative pour l’acheteur d’un montant plafonné à 75 000 euros par producteur concerné.
Les députés ont en outre prévu qu’un certain nombre d’informations devrait être transmis mensuellement par l’acheteur à l’organisation de producteurs ou à l’association d’organisations de producteurs. Il en serait ainsi des « éléments figurant sur les factures individuelles des producteurs membres ayant donné un mandat de facturation à l’acheteur » et des « indices et données utilisés dans les modalités de détermination du prix d’achat aux producteurs. ». La transmission de ces informations permettrait à l’organisation de producteurs ou à l’association d’organisations de producteurs de contrôler l’application des formules de calcul des prix (amendement n° 1357 adopté par l’Assemblée nationale en séance publique avec avis favorable du Gouvernement).
Par ailleurs, les sénateurs ont ajouté un nouvel alinéa à l’article L. 631-24 du Code rural et de la pêche maritime dont l’objectif est d’encadrer le recours au mandat de facturation. En vertu de ces nouvelles dispositions, celui-ci devrait systématiquement faire l’objet d’un acte écrit autonome du contrat de cession des produits agricoles. Ce mandat serait renouvelé chaque année par tacite reconduction et le producteur pourrait y mettre un terme à tout moment sous réserve de respecter un préavis d’un mois (amendement n° 143 adopté en séance publique avec avis favorable du Gouvernement).
Enfin, tout litige né lors de la conclusion ou de l’exécution d’un tel contrat-cadre devrait faire l’objet d’une procédure de médiation avant toute saisine du juge (amendement n° 1173 adopté en séance publique avec avis favorable du Gouvernement), sauf si le contrat en dispose autrement ou en cas de recours à l’arbitrage, ainsi que le prévoit actuellement le premier alinéa de l’article L. 631-28 du Code rural et de la pêche maritime. Les parties pourront à cet égard se rapprocher du médiateur des relations commerciales agricoles qui se voit doter de la compétence pour examiner cet accord-cadre.
L’INTERDICTION DE LA CESSIBILITÉ MARCHANDE DES CONTRATS LAITIERS (ARTICLE 30)
Le projet de loi Sapin II entend prohiber temporairement la cession des obligations nées des contrats portant sur l’achat de lait conclus en application de l’article L. 631-24 du Code rural et de la pêche maritime, reprenant ainsi une proposition émise par Madame le député Annick Le Loch et Monsieur le député Thierry Benoit dans leur rapport d’information du 30 mars 2016 sur l’avenir des filières d’élevage.
Cette interdiction figurerait au nouvel article L. 631-24-1 du Code rural et de la pêche maritime dont les dispositions sont expressément mentionnées comme étant d’ordre public. Ainsi, pendant une période de sept ans à compter de la publication de la loi Sapin II, les contrats d’achat de lait et les obligations nées de ces derniers ne pourront, à peine de nullité, faire l’objet d’une cession, totale ou partielle, à titre onéreux.
Dans le projet de loi initial présenté par le gouvernement, seul le lait de vache était concerné par cette prohibition. Les sénateurs ont toutefois décidé d’étendre ce dispositif à toute la filière laitière. Or, ainsi que l’a rappelé le ministre de l’Agriculture en séance publique au Sénat, l’extension de cette mesure à l’ensemble de la filière se heurte au principe de la liberté contractuelle. Selon Stéphane Le Foll, la justification de l’incessibilité de ce type de contrat ne serait envisageable que dans le cas précis du lait de vache en raison de la sortie des quotas laitiers, pour les sept années à venir, qui constitue un élément spécifique permettant un tel dispositif. Le risque de censure par le Conseil constitutionnel de cette nouvelle disposition n’est donc pas à exclure.
LE RENOUVELLEMENT DES MISSIONS DE L’OBSERVATOIRE DE LA FORMATION DES PRIX ET DES MARGES DES PRODUITS ALIMENTAIRES (ARTICLES 31 ET 31 BIS G)
Les missions de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires sont fixées à l’article L. 682-1 du Code rural et de la pêche maritime (ex-article L. 692-1 depuis le 1er juillet 2016 – cf. ordonnance n° 2016-391 du 31 mars 2016 recodifiant les dispositions relatives à l’outre-mer du Code rural et de la pêche maritime).
Alors qu’aujourd’hui cet observatoire se contente d’étudier les coûts de production, de transformation et de distribution dans l’ensemble de la chaîne de commercialisation des produits agricoles, les députés et les sénateurs souhaitent qu’il réalise à l’avenir un examen de la répartition de la valeur ajoutée entre les différents acteurs de cette chaîne, les résultats obtenus devant être comparés à l’échelle des principaux pays européens. Pour ce faire, l’Observatoire pourra s’adresser directement aux entreprises afin de récolter les données nécessaires à l’exercice de ses missions.
Avant de remettre son rapport annuel au Parlement, l’Observatoire devrait en outre transmettre aux commissions parlementaires compétentes des informations sur la situation des filières agricoles et agroalimentaires.
Pour chacune des filières étudiées par l’Observatoire, une conférence publique de filière serait désormais organisée avant le 31 décembre de chaque année sous l’égide de l’Etablissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Cette conférence de filière réunirait les représentants des organisations de producteurs, des entreprises et des coopératives de transformation industrielle des produits concernés, de la distribution et de la restauration hors domicile et aurait pour objet d’examiner la situation de l’année en cours et les perspectives d’évolution des marchés agricoles et agroalimentaires concernés pour l’année à venir. Cette réunion de l’ensemble des représentants des acteurs de la chaîne d’approvisionnement alimentaire devra aboutir à une estimation de l’évolution des coûts de production en agriculture pour l’année n+1. Les filières concernées et la composition de la conférence seront définies par un décret (nouvel article L. 631-27-1 du Code rural et de la pêche maritime). On peut imaginer toutefois la réticence de ces différents acteurs à la tenue d’une telle conférence, la participation de plusieurs organisations professionnelles aux table-rondes organisées par le Ministère de l’Agriculture à l’été 2015 ayant donné lieu à une enquête de la Commission européenne.
Surtout, le projet de loi Sapin II offrirait au président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires un nouveau rôle d’alerte. Ce dernier pourrait en effet saisir le président du Tribunal de commerce lorsqu’il constate qu’un dirigeant d’une société commerciale de transformation agricole ou de commercialisation de produits alimentaires n’a pas déposé ses comptes au Tribunal de commerce dans les conditions et délais légaux prévus aux articles L. 232-21 à L. 232-23 du Code de commerce (les sociétés coopératives agricoles ne seraient pas concernées par ce dispositif applicable aux seules sociétés commerciales). Une fois saisi par le président de l’Observatoire, le président du Tribunal de commerce adresserait alors à la société agroalimentaire une injonction de déposer ses comptes à bref délai sous astreinte.
Le montant maximal de l’astreinte journalière (à compter de la date prévue par l’injonction) serait fixé, par jour de retard, à 2 % du chiffre d’affaires journalier moyen hors taxes réalisé en France par la société commerciale au titre de son activité de transformation de produits agricoles ou de commercialisation des produits alimentaires.
Ce renforcement des sanctions à l’encontre des entreprises agroalimentaires qui ne déposeraient pas leurs comptes avait déjà été envisagé au sein des propositions du rapport précité sur l’avenir des filières d’élevage.
L’INDICATION DU PRIX D’ACHAT DES PRODUITS AGRICOLES SOUMIS A L’OBLIGATION DE CONTRACTUALISATION DANS LES CONDITIONS GENERALES DE VENTE DES INDUSTRIELS (ARTICLE 31 BIS C)
A l’initiative du gouvernement, les députés ont adopté un amendement visant à mettre en œuvre un dispositif dont l’objet est d’assurer « une meilleure prise en compte de l’impact des négociations commerciales sur les prix agricoles, et une plus grande responsabilisation des acteurs » selon les termes de l’exposé des motifs de celui-ci (amendement n° 1449 adopté par l’Assemblée nationale en séance publique).
Pour atteindre cet objectif, le sixième alinéa de l’article L. 441-6 du Code de commerce serait complété par les dispositions suivantes : « Les conditions générales de vente relatives à des produits alimentaires comportant un ou plusieurs produits agricoles non transformés devant faire l’objet d’un contrat écrit, en application soit du décret en Conseil d’Etat prévu au I de l’article L. 631-24 du Code rural et de la pêche maritime, soit d’un accord interprofessionnel étendu prévu au III du même article L. 631-24, indiquent le prix prévisionnel moyen proposé par le vendeur au producteur de ces produits agricoles pendant leur durée d’application. ».
Les industriels de l’agroalimentaire transformateurs de produits alimentaires fabriqués à partir de produits agricoles bruts entrant dans le champ de la contractualisation instituée par la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche du 27 juillet 2010 (le secteur ovin ; le secteur du lait de vache et de chèvre ; le secteur des fruits et légumes frais) seraient les opérateurs visés par cette nouvelle obligation de transparence tarifaire.
A l’avenir, pour les produits issus de ces filières soumises à la contractualisation obligatoire, les conditions générales de vente de l’industriel devraient ainsi mentionner le prix prévisionnel moyen proposé par ce dernier aux producteurs. L’exposé des motifs de l’amendement précise cette notion de « prix prévisionnel moyen » en indiquant que celui-ci dépendra du « prix de cession des produits alimentaires que l’acheteur est prêt à consentir in fine au vendeur ». Là encore, le gouvernement s’est inspiré de l’une des propositions du rapport d’information du 30 mars 2016 sur l’avenir des filières d’élevage dans lequel Mme Annick Le Loch et M. Thierry Benoit proposaient de rendre obligatoire la mention d’un prix de référence pouvant être payé à l’exploitant agricole dans les conditions générales de vente des entreprises agroalimentaires destinées à la grande distribution.
Les sénateurs ont précisé que les critères et modalités de détermination de ce prix prévisionnel devraient faire référence à un ou plusieurs indicateurs publics de coût de production en agriculture et à un ou plusieurs indices publics des prix des produits agricoles ou alimentaires, établis par accords interprofessionnels ou, à défaut, par l’Observatoire de la formation des prix et des marges. Selon les promoteurs de l’amendement à l’origine de ces nouvelles dispositions, il s’agit d’encourager un processus de formation des prix prenant en compte, dans un premier temps, les coûts de production agricoles, la négociation entre industriels et grande distribution intervenant dans un second temps (amendement n° 146 adopté par le Sénat en séance publique avec avis défavorable du gouvernement – Stéphane Le Foll a clairement exprimé son opposition à des indices liés uniquement aux coûts de production).
Pour le ministre de l’Agriculture, la mention du prix payé au producteur par l’industriel dans les négociations avec la grande distribution constituait le pendant de l’intégration dans les contrats LMAP entre producteurs et premiers metteurs en marché d’ « un ou plusieurs indices publics du prix de vente des principaux produits fabriqués par l’acheteur ». Cependant, les sénateurs ont supprimé cette référence au « mix produit ». Pourtant, ce diptyque aurait induit, selon le ministre, un changement profond des règles de négociations telles qu’elles résultent encore aujourd’hui de la LME : il s’agissait ainsi de prendre en compte dans les contrats entre industriels et distributeurs les conséquences de leur négociation tarifaire pour les producteurs.
L’INDICATION DU PRIX OU DES CRITERES ET MODALITES DE DETERMINATION DU PRIX D’ACHAT DES PRODUITS AGRICOLES NON TRANSFORMES DANS LES CONTRATS DE MDD DE MOINS D’UN AN CONCLUS DANS LES FILIERES SOUMISES A LA CONTRACTUALISATION (ARTICLE 31 BIS C)
Un nouvel article L. 441-10 serait intégré au Code de commerce qui imposerait, dans les contrats conclus entre un fournisseur et un distributeur portant sur la conception et la production de produits alimentaires selon des modalités répondant aux besoins particuliers de l’acheteur, la mention du prix ou des critères et modalités de détermination du prix d’achat des produits agricoles non transformés entrant dans la composition de ces produits (amendement n° 1449 adopté par l’Assemblée nationale en séance publique).
Cette nouvelle obligation de transparence ne s’appliquerait toutefois qu’au contrat de moins d’un an conclu dans les filières où la contractualisation est obligatoire en vertu de l’article L. 631-24 du code rural et de la pêche maritime (le secteur ovin ; le secteur du lait de vache et de chèvre ; le secteur des fruits et légumes frais).
Les prix mentionnés au sein de ces contrats passés pour la fabrication d’un produit sous marque de distributeur devront également faire référence à des indicateurs publics de coûts de production en agriculture et à un ou plusieurs indices publics des prix des produits agricoles ou alimentaires, établis par accords interprofessionnels ou, à défaut, par l’Observatoire de la formation des prix et des marges. Les sénateurs à l’origine de cette précision souhaitent éviter que les prix agricoles mentionnés dans les contrats MDD soient trop bas et sans lien avec les coûts de production constatés en amont par les agriculteurs (amendement n° 147 adopté par le Sénat en séance publique avec avis défavorable du gouvernement).
LA MODIFICATION DU REGIME DES CONVENTIONS RECAPITULATIVES DES ARTICLES L. 441-7 ET L. 441-7-1 DU CODE DE COMMERCE (ARTICLES 31 TER A ET 31 TER)
S’inspirant d’une proposition du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) figurant dans son avis du 11 mai 2016 sur les circuits de distribution des produits alimentaires, le projet de loi Sapin II envisage d’autoriser la signature de conventions récapitulatives pluriannuelles, d’une durée maximale de trois ans et ce, aussi bien dans le régime classique de l’article L. 441-7 du Code de commerce que dans le régime dérogatoire applicable aux relations entre les grossistes et leurs fournisseurs, créé par la loi Macron du 6 août 2015, figurant à l’article L. 441-7-1 du Code de commerce (amendement du Gouvernement n° 1450 rectifié, adopté en séance publique par l’Assemblée nationale).
A partir du 1er janvier 2018, ainsi que les sénateurs l’ont précisé, les parties auront donc la possibilité de conclure une convention écrite annuelle, biennale ou triennale. Le gouvernement à l’origine de cet amendement souhaite offrir plus de souplesse aux opérateurs économiques, ce qui permettrait aux cocontractants de se donner de la visibilité dans leur partenariat et d’accroitre leur capacité d’investissement.
Outre cette modification substantielle dans la fréquence des négociations, les députés avaient décidé que la date butoir de signature du 1er mars serait avancée au 1er février (sous-amendement de Mme Annick Le Loch n° 1514 adopté en séance publique par l’Assemble nationale). L’auteur de cet amendement estimait qu’il était raisonnable de déconnecter la fin des négociations commerciales de la tenue du Salon de l’agriculture. Cependant les Sénateurs sont revenus sur ce nouveau calendrier des négociations commerciales et ont rétabli la date du 1er mars, précédée, trois mois plus tôt, par l’envoi des CGV aux distributeurs. Les Sénateurs ont entendu les craintes de certains opérateurs économiques, notamment les PME, en particulier les grossistes, pour qui la date du 1er février aurait posé de gros problèmes d’organisation.
Le texte adopté par l’Assemblée nationale et le Sénat prévoit également un assouplissement du principe d’intangibilité du prix convenu mais seulement en qui concerne les conventions conclues pour une durée supérieure à un an. Les conventions biennales ou triennales devront en effet comporter une clause fixant les modalités selon lesquelles le prix convenu pourra être révisé. Ces modalités de révision du prix pourront être assises sur des indices publics reflétant l’évolution du prix des facteurs de production (amendement du gouvernement n° 1450 rectifié adopté en séance publique). Quid en revanche de la révision du prix convenu pour une convention récapitulative signée pour un an seulement ? Le mutisme du texte sur ce point est conforme à la position actuelle de la DGCCRF selon laquelle le prix convenu ne peut s’entendre que d’un prix chiffré et non comme des modalités de révision de celui-ci ; autrement dit, le prix convenu ne pourrai pas être modifié par le fournisseur, sauf accord préalable de son client distributeur. Cette position de l’Administration est toutefois critiquable notamment au regard de l’ordonnance du 10 février 2016 qui réforme le droit des contrats et, plus particulièrement, du nouvel article 1164 du Code civil qui offre la possibilité pour le fournisseur de fixer unilatéralement le prix au sein des contrat-cadres, sous réserve de tout abus.
Ainsi, le cinquième alinéa du I de l’article L. 441-7 et l’avant-dernier alinéa de l’article L. 441-7-1 du Code de commerce disposeraient de façon identique ce qui suit : « La convention écrite est conclue pour une durée d’un an, de deux ans ou de trois ans, au plus tard le 1er mars de l’année pendant laquelle elle prend effet ou dans les deux mois suivant le point de départ de la période de commercialisation des produits ou des services soumis à un cycle de commercialisation particulier. Lorsqu’elle est conclue pour une durée de deux ou de trois ans, elle doit fixer les modalités selon lesquelles le prix convenu est révisé. Ces modalités peuvent prévoir la prise en compte d’un ou de plusieurs indices publics reflétant l’évolution du prix des facteurs de production. »
Par ailleurs, l’article L. 441-7 du Code de commerce serait enrichi de nouvelles dispositions visant à limiter la dérive des nouveaux instruments de promotion (NIP) pour certains produits agricoles. Le huitième alinéa de l’article L. 441-7 du Code de commerce consacré à ces avantages à destination du consommateur serait complété par la phrase suivante : « Pour les produits agricoles mentionnés à l’article L. 441-2-1, le lait et les produits laitiers, ces avantages ne peuvent dépasser 30% de la valeur du barème des prix unitaires, frais de gestion compris. » (amendements identiques n° 98, 369, 1094, 1108 et 1207 adoptés en séance publique par les députés avec avis défavorable du Gouvernement). Pour mémoire, les produits agricoles auxquels s’appliquent les dispositions de l’article L. 441-2-1 du Code de commerce sont les suivants : fruits et légumes, à l’exception des pommes de terre de conservation, destinés à être vendus à l’état frais au consommateur ; viandes fraîches, congelées ou surgelées de volailles et de lapins ; œufs ; miels (ces produits sont listés au sein du décret n° 2007-257 du 26 février 2007 portant modification du décret n° 2005-524 du 20 mai 2005 fixant la liste des produits agricoles mentionnés à l’article L. 441-2-1 du Code de commerce).
Enfin, les sénateurs ont adopté une mesure qui tend à ce que l’industriel ne supporte pas le coût de ce qu’il a accompli au titre du développement d’un produit vendu sous MDD. L’article L. 441-7 du Code de commerce serait ainsi complété par un paragraphe III dont les dispositions seraient les suivantes : « Les coûts de création des nouveaux produits alimentaires sous marque de distributeur, des cahiers des charges, des analyses et audits autres que ceux effectués par les entreprises agroalimentaires restent à la charge du distributeur et ne peuvent être imposés aux entreprises » (amendement n° 344 rectifié bis, adopté en séance publique par le Sénat avec avis défavorable du gouvernement). La portée de ces dispositions est toutefois limitée : les vrais contrats de MDD sont des contrats d’entreprises qui n’entrent pas dans le champ d’application de l’article L. 441-7 du Code de commerce (cf. avis de la CEPC n° 15-09).
Notons que les députés avaient envisagé que le nom du rédacteur ou du négociateur soit indiqué dans chaque écrit utilisé dans les négociations entre fournisseurs et acheteurs. Les Sénateurs ont supprimé cette nouveauté qui avait pour effet de brouiller les responsabilités en cas de manquement aux dispositions de l’article L. 441-7 du Code de commerce.
L’INTRODUCTION DE NOUVELLES PRATIQUES RESTRICTIVES DE CONCURRENCE A L’ARTICLE L. 442-6 DU CODE DE COMMERCE (ARTICLES 31 BIS D, 31 TER ET 31 QUATER)
Le 1° de l’article L. 442-6, I du Code de commerce érige en faute le fait « d’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu ». Suivent quelques exemples. Ceux-ci seraient enrichis de deux nouveaux cas : d’une part, le financement d’une « opération de promotion commerciale » et, d’autre part, « la rémunération de services rendus par une centrale internationale regroupant des distributeurs ».
La Commission des affaires économiques du Sénat a également ajouté une nouvelle pratique à la liste du I de l’article 442-6 du Code de commerce : serait sanctionné civilement, le fait d’imposer une clause de révision du prix, en application de l’article L. 441-7 ou de l’article L. 441-7-1, se référant à un ou plusieurs indices publics sans rapport direct avec les produits ou les prestations de services qui sont l’objet de la convention. Elle a par ailleurs étendu cette solution aux clauses de renégociation du prix, en application de l’article L. 441-8 du Code de commerce, dans les contrats d’une durée d’exécution supérieure à trois mois portant sur la vente de produits dont les prix de production sont significativement affectés par des fluctuations des prix des matières premières agricoles et alimentaires.
Enfin, serait intégré aux cas spéciaux de nullité de plein droit prévus à l’article L. 442-6-II le fait de « soumettre ou tenter de soumettre un partenaire commercial à des pénalités pour retard de livraison en cas de force majeure ». On peut toutefois s’interroger sur le bien-fondé de ce nouvel abus : la force majeure n’a-t-elle pas pour effet de suspendre l’exécution des obligations entre les parties ?
L’INTRODUCTION D’UN DELAI DE PAIEMENT DEROGATOIRE POUR LE « GRAND EXPORT » ? (ARTICLE 36)
Les députés avaient souhaité faire figurer, aux articles L. 441-6 et L. 443-1 du Code de commerce, une dérogation aux délais légaux de paiement en vigueur depuis l’adoption de la LME. Celle-ci devait concerner les achats effectués en franchise de la TVA (en application de l’article 275 du Code général des impôts) de biens destinés à faire l’objet d’une livraison en l’état hors de l’Union européenne.
L’objectif de cette dérogation était de tenir compte de la situation particulière des entreprises de négoce tournées vers la « grande exportation ». En effet, ces entreprises sont sujettes, pour leur trésorerie, à un effet de ciseau résultant d’un décalage significatif entre les délais dans lesquels elles doivent payer leurs fournisseurs (notamment français) et les délais dans lesquels elles sont elles-mêmes payées par leurs clients installés hors de l’Union européenne.
Le dispositif voté par l’Assemblée nationale concernait les entreprises exportant hors de l’Union européenne, à l’exclusion des grandes entreprises et s’inspirait de la proposition de loi visant à instaurer une dérogation aux délais de paiement interentreprises pour les activités du « grand export », adopté par l’Assemblée nationale à l’unanimité le 13 mai 2015.
En commissions, les députés avaient d’ailleurs repris le texte de cette proposition qui instituait un délai de paiement de 90 jours lorsque l’achat était effectué auprès d’une micro-entreprise ou d’une PME et de 120 jours lorsque l’achat était effectué auprès d’une entreprise de taille intermédiaire ou d’une grande entreprise. Toutefois, sous l’impulsion du gouvernement, les députés avaient abandonné cette distinction et avaient opté pour un délai maximum de paiement unique, fixé à 90 jours à compter de la date d’émission de la facture.
Cependant, les sénateurs ont totalement supprimé du projet de loi cette dérogation aux délais de paiement. La position de la Commission mixte paritaire sera guettée avec attention sur ce point.
N.B : En vertu de la rédaction de l’article 36 du projet de loi telle qu’elle résultait de l’adoption du texte voté par l’Assemblée nationale, cette dérogation « grand export » remplaçait la dérogation actuelle s’agissant des secteurs d’activité présentant un caractère saisonnier particulièrement marqué qui figure aujourd’hui au dernier alinéa du I de l’article L. 441-6 du Code de commerce. Rappelons que l’article 36 prévoyait ce qui suit : « Le livre IV du Code de commerce est ainsi modifié : 1° L’article L. 441-6 est ainsi modifié : a) (nouveau) Le dernier alinéa du I est ainsi rédigé : « Par dérogation au neuvième alinéa du présent I, le délai convenu entre les parties pour le paiement des achats effectués en franchise de la taxe sur la valeur ajoutée, en application de l’article 275 du Code général des impôts, de biens destinés à faire l’objet d’une livraison en l’état hors de l’Union européenne ne peut dépasser quatre-vingt-dix jours à compter de la date d’émission de la facture. Le délai convenu entre les parties […]» ». Nous pensons qu’il s’agit là d’une erreur de légistique. L’exposé des motifs des amendements à l’origine de ce délai de paiement dérogatoire pour le grand export ne précise aucunement que la dérogation pour les secteurs d’activité présentant un caractère saisonnier particulièrement marqué est supprimée. De la même manière, les débats en commissions et en séance publique ne font mention d’une quelconque suppression de cette dérogation. Une telle suppression serait d’autant plus incompréhensible que la loi Macron du 6 août 2015 a pérennisé cette dérogation et que le décret n°2015-1484 du 16 novembre 2015 fixant la liste des secteurs concernés par cette dérogation est entré en vigueur le 1er janvier dernier !
LE RENFORCEMENT DES SANCTIONS ADMINISTRATIVES ET CIVILES (ARTICLES 31 BIS E, 31 QUINQUIES ET 36)
Le projet de loi Sapin II renforce les sanctions administratives en cas de manquement aux dispositions relatives aux délais de paiement. Ainsi, le plafond de l’amende administrative applicable à la personne morale en cas de non-respect des délais de paiement mentionnés aux articles L. 441-6 et L. 443-1 du Code de commerce serait porté de 375 000 € à 2 millions d’euros. Sur ce point, le Ministre de l’Economie, Emmanuel Macron a précisé qu’à l’encontre des PME et TPE, la DGCCRF n’appliquera pas des sanctions « mortelles », c’est-à-dire disproportionnées eu égard à leur chiffre d’affaires.
Le V de l’article L. 465-2 du même code serait également modifié afin de prévoir une publication systématique des sanctions en cas de manquement aux règles relatives aux délais de paiement.
En outre, suivant en cela les recommandations du rapport d’information du 30 mars 2016 sur l’avenir des filières d’élevage de Mme Annick Le Loch et M. Thierry Benoit et l’Avis du Conseil Economique Social et Environnemental du 11 mai 2016 sur les circuits de distribution des produits alimentaires, les députés et les sénateurs ont décidé que la publication de la décision de condamnation ou un extrait de celle-ci serait à l’avenir systématiquement ordonnée par le juge. Pour les promoteurs de cette modification, la publication automatique des condamnations renforcerait l’efficacité de la sanction. Elle permettrait de compléter celles-ci et de les rendre plus dissuasives en jouant sur la réputation des entreprises. On peut toutefois douter de ce raisonnement : quelle serait dorénavant la force d’une sanction si toutes les sanctions sont publiées ? Ne posséderaient-elles pas alors toutes la même valeur ?
Relevons enfin deux points de désaccord entre le Sénat et l’Assemblée nationale.
D’une part, les députés avait adopté un amendement ayant pour effet d’augmenter le montant de l’amende civile encourue par les personnes morales en cas de pratiques restrictives de concurrence listées à l’article L. 442-6 du Code de commerce. Cette amende, qui peut être demandée par le ministre en charge de l’économie et le ministère public, devait être portée à 5 millions d’euros en lieu et place des 2 millions d’euros actuellement en vigueur. Rappelons toutefois que cette amende peut d’ores et déjà être déplafonnée par le juge : celle-ci peut être portée au triple des sommes indûment versées ou atteindre 5% du chiffre d’affaire réalisé sur le territoire français par l’auteur des pratiques lors du dernier exercice clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques prohibées ont été mises en œuvre (loi Macron du 6 août 2015). Les sénateurs ont rétabli le plafond de 2 millions d’euros.
D’autre part, l’article 36 du projet de loi tel que voté par l’Assemblée nationale modifiait le VII de l’article L. 465-2 du Code de commerce en supprimant la règle limitant l’exécution, à l’encontre d’un même auteur pour des manquements en concours, des amendes administratives prononcées en cas de cumul de celles-ci au maximum légal le plus élevé. Cette modification devait s’appliquer toutefois à l’ensemble des amendes administratives prévues au titre IV du livre IV du Code de commerce, et non uniquement à celles sanctionnant des manquements aux règles relatives aux délais de paiement. Estimant que la suppression de cette règle pouvait entraîner des sanctions disproportionnées, les sénateurs ont voté le rétablissement de celle-ci.
La Commission mixte paritaire qui devrait se réunir mi-septembre aura donc pour mission de trouver une position commune sur ces deux points comme sur tous les autres points d’achoppement entre l’Assemblée nationale et le Sénat. A défaut de compromis entre députés et sénateurs, le projet de loi retournera pour une nouvelle lecture successivement devant l’Assemblée nationale et le Sénat. Dans ce cas, à l’instar de la procédure législative ayant présidé à l’adoption de la loi Macron du 6 août 2015, l’engagement de la procédure accélérée par le gouvernement pour le projet de loi Sapin II aura été une nouvelle fois sans effet.
L’intégration du déséquilibre significatif en droit commun
Par Jean-Christophe Grall et Thibault Bussonnière
Faisant suite à notre précédent Flash concurrence N° 5 qui faisait un panorama des principales modifications apportées à notre droit civil par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats et du régime général de la preuve des obligations, l’objet de ce présent Flash est de décrypter l’une des innovations majeures de cette réforme, l’intégration du déséquilibre significatif dans le Code civil.
A compter du 1er octobre prochain, une nouvelle disposition visant à protéger la partie faible fera son apparition dans le Code civil. Il s’agit de l’article 1171 qui organise un véritable contrôle des clauses abusives en droit commun des contrats.
Cet article est rédigé ainsi :
« Dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation. »
Jusqu’à présent, le régime des clauses abusives relevait uniquement de législations spéciales :
– en B to C, l’article L.132-1 du Code de la consommation dispose que : « Dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. […]» ;
– en B to B, l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce prévoit, quant à lui, ce qui suit : « Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : […] de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».
S’inspirant de ces dispositions consuméristes et commercialistes, l’article 1171 du nouveau Code civil suscite un certain nombre d’interrogations…
QUEL CHAMP D’APPLICATION ?
Alors que l’avant-projet d’ordonnance envisageait un contrôle des clauses déséquilibrées dans tout type de contrat, l’ordonnance du 10 février 2016 limite le champ d’application du nouvel article 1171 aux seuls contrats d’adhésion.
Le nouvel article 1110 définit le contrat d’adhésion comme le contrat « dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties » et ce, par opposition au contrat de gré à gré, lequel est défini au sein de ce même article comme le contrat « dont les stipulations sont librement négociées entre les parties ».
En vertu de cette définition, trois éléments permettent d’identifier un contrat d’adhésion :
– la présence de conditions générales ;
– la détermination unilatérale et à l’avance de ces conditions générales par l’une des parties au contrat ;
– l’absence de négociation portant sur ces conditions générales.
Quels contrats répondent à ces critères ?
En B to B, il ne fait aucun doute, à titre d’exemple, que les contrats d’enseigne de la grande distribution rentrent dans la catégorie des contrats d’adhésion. Dans l’affaire Provera, la Cour de cassation a clairement affirmé que le contrat proposé par ce groupement de distribution à ses fournisseurs constituait un véritable contrat d’adhésion puisqu’aucune négociation effective des clauses litigieuses contenues dans le contrat n’était envisageable et qu’aucune suite n’était donnée aux réserves ou avenants proposés par les fournisseurs (Cass. com., 3 mars 2015, affaire Provera). Il en va de même des conditions d’achat de certains grands industriels.
En B to C, les contrats conclus avec des plateformes électroniques en ligne répondent également aux critères posés par l’article 1171. Dans la très grande majorité des cas, le consommateur n’a pas d’autre choix que d’adhérer aux conditions générales mises en ligne sans possibilité de les contester. A cet égard, la Cour d’appel de Paris, dans un litige opposant Facebook à l’un de ses utilisateurs, a qualifié le contrat conclu entre le réseau social et le cyberconsommateur de contrat d’adhésion en relevant qu’aucune latitude n’est laissée à l’internaute autre que l’acceptation ou le refus (CA Paris, 12 février 2016).
Entre particuliers, les contrats conclus via un intermédiaire tel qu’Airbnb (exemple tiré du communiqué de presse de la Chancellerie relatif à la publication de l’ordonnance du 10 février 2016) rentreraient également dans la catégorie des contrats d’adhésion.
Notons également que l’identification d’un contrat d’adhésion entraîne, outre la mise en jeu de l’article 1171, l’application d’une règle d’interprétation figurant à l’article 1190 selon laquelle, en cas de doute, le contrat d’adhésion s’interprète contre celui qui l’a proposé (à la différence du contrat de gré à gré qui s’interprète contre le créancier et en faveur du débiteur).
QUELLE ETENDUE POUR LE CONTROLE DU JUGE ?
Le second alinéa de l’article 1171 limite l’étendue du contrôle offert au juge civil en précisant que ni le contrôle de l’objet principal du contrat, ni le contrôle de l’adéquation du prix à la prestation n’est envisageable sur le fondement de cet article.
Cette exclusion du contrôle du juste prix s’inscrit dans la lignée du refus de l’admission de la rescision pour lésion formulé au nouvel article 1168 : « Dans les contrats synallagmatiques, le défaut d’équivalence des prestations n’est pas une cause de nullité du contrat, à moins que la loi n’en dispose autrement. ».
A cet égard, le régime des clauses abusives du nouveau Code civil se calque ainsi sur la limitation existante en droit de la consommation.
Rappelons que les dispositions du Code de commerce relatives au déséquilibre significatif ne comportent pas de telles restrictions. C’est pourquoi, sur le fondement de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce, la jurisprudence commercialiste autorise un véritable contrôle de l’équilibre des prestations financières. Dans l’affaire Galec du 1er juillet 2015, la Cour d’appel de Paris a ainsi estimé qu’une condition particulière de vente dépourvue de contrepartie entraînait un déséquilibre significatif au détriment des fournisseurs. La position qu’adoptera la Cour de cassation à cet égard est très attendue !
QUEL CADRE D’ANALYSE ?
L’article 1171 ne délivre aucune information quant au cadre d’analyse du déséquilibre : faudra-t-il apprécier le déséquilibre clause par clause ou bien à l’aune du contrat pris dans sa globalité ?
En B to C, le cadre d’analyse du déséquilibre significatif est précisé dans le texte même de l’article L.132-1 du Code de la consommation (futur article L.212-1 du Code de la consommation à compter du 1er juillet 2016), lequel prévoit que : « le caractère abusif d’une clause s’apprécie en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion, de même qu’à toutes les autres clauses du contrat. Il s’apprécie également au regard de celles contenues dans un autre contrat lorsque la conclusion ou l’exécution de ces deux contrats dépendent juridiquement l’une de l’autre ». Cette approche globale doit toutefois se conjuguer avec la liste des clauses présumées abusives mentionnées aux articles R. 132-1 et R. 132-2 du Code de la consommation pour lesquelles l’analyse s’effectue in fine clause par clause.
En B to B, l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce est muet sur ce point. Le juge s’est donc attelé à bâtir ce cadre d’analyse. Ainsi, la Cour de cassation a consacré une analyse du déséquilibre à l’aune du contrat pris dans sa globalité (Cass. com., 3 mars 2015, affaires Eurauchan et Provera). En vertu de cette approche globale, la partie qui se voit reprocher un déséquilibre significatif peut toujours démontrer que d’autres clauses du contrat permettent de compenser ce déséquilibre.
A défaut d’indication textuelle, le juge civil pourrait prendre appui sur cette construction prétorienne et élaborer un cadre d’analyse similaire. L’avenir nous le dira.
QUELS CRITERES D’APPRECIATION DU DESEQUILIBRE SIGNIFICATIF ?
Là encore, il reviendra au juge civil de dégager les caractéristiques du déséquilibre significatif au sens du droit commun.
De la même manière, les critères du déséquilibre significatif issus de la jurisprudence rendue sur le fondement de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce pourront être une source d’inspiration. Aussi, la disproportion, l’octroi d’avantages injustifiés, l’absence de contrepartie, le défaut de réciprocité, l’asymétrie dans la mise en jeu d’une clause, le transfert d’une charge ou de risques incombant à l’autre partie sont autant de critères à la disposition du juge civil.
Ces critères présidant à l’identification d’un déséquilibre significatif dans les contrats d’affaires se retrouvent également en droit de la consommation.
QUELLE SANCTION ?
Toute clause abusive au sens de l’article 1171 du Code civil sera réputée non écrite. Bien entendu, le contrat est maintenu lorsqu’une telle sanction est prononcée ainsi que le rappelle le nouvel article 1184 du Code civil (« […] Le contrat est maintenu lorsque la loi répute la clause non écrite, ou lorsque les fins de la règle méconnue exigent son maintien. »).
Cette sanction est également celle qui prévaut en droit de la consommation à la différence de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce qui prévoit l’engagement de la responsabilité de l’auteur de la pratique répréhensible. En sus, en vertu du III de ce même article, le Ministre en charge de l’économie peut également solliciter le prononcé d’une amende civile à l’encontre de l’auteur de la pratique, la cessation de la pratique litigieuse, la répétition de l’indu ou encore l’annulation de la clause litigieuse. Toutefois, la jurisprudence admet que les victimes d’un déséquilibre significatif peuvent également agir en nullité à l’encontre de l’auteur du déséquilibre (Cass. com, 11 sept. 2012).
QUELLE ARTICULATION AVEC LES DROITS SPECIAUX ?
En application de la règle selon laquelle « le spécial déroge au général » (« specialia generalibus derogant ») prévue à l’article 1105, l’application de l’article 1171 du nouveau Code civil pourrait être exclue dès lors que la relation contractuelle s’inscrit dans le champ d’application de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce ou de l’article L.132-1 du Code de la consommation (futurs articles L.212-1 à L.212-3).
Sur ce point, le Rapport au Président de la République, qui, rappelons-le, n’a pas la valeur de travaux préparatoires, précise ce qui suit : « L’article 1105 définit quant à lui les contrats nommés et innommés et reprend dans ses deux premiers alinéas l’actuel article 1107. Le troisième alinéa introduit en revanche une nouveauté importante et attendue des praticiens, puisqu’il rappelle que les règles générales s’appliquent sous réserve des règles spéciales. Ainsi, les règles générales posées par l’ordonnance seront notamment écartées lorsqu’il sera impossible de les appliquer simultanément avec certaines règles prévues par le code civil pour régir les contrats spéciaux, ou celles résultant d’autres codes tels que le code de commerce ou le code de la consommation. »
Dès lors que les rapports entre professionnels et consommateurs ou non-professionnels sont soumis au Code de la consommation et que les rapports entre un producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers et un partenaire commercial sont soumis au Code du commerce, l’article 1171 n’aurait vocation à s’appliquer qu’ :
– aux rapports entre particuliers ;
– aux relations nouées entre un professionnel et une personne qui ne serait ni un consommateur, ni un non-professionnel ;
– aux rapports existant entre des professionnels qui ne seraient pas des partenaires commerciaux au sens de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce.
S’agissant des notions de « consommateur », « non-professionnel » et « professionnel », l’ordonnance n°2016-301 du 14 mars 2016 précitée ajoute, avant le Livre premier du Code de la consommation, un article liminaire qui a pour objet de définir ces trois notions : « Pour l’application du présent code, on entend par :
– consommateur : toute personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole ;
– non-professionnel : toute personne morale qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole ;
– professionnel : toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui agit à des fins entrant dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole, y compris lorsqu’elle agit au nom ou pour le compte d’un autre professionnel.»
S’agissant de la notion de partenaire commercial qui préside à l’application de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce, la Commission d’Examen des Pratiques Commerciales (CEPC) et la jurisprudence estiment que celle-ci se caractérise par « la volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de service, par opposition à la notion plus large d’agent économique ou plus étroite de cocontractant » (CEPC avis n°12-07 ; CA Aix-en-Provence 13 février 2014, RG n° 12/21625). La CEPC considère également qu’un contrat ponctuel qui s’inscrit dans la durée s’assimile à un partenariat commercial (avis n°15-1 ; avis n° 15-03).
Aussi, au regard de l’interprétation faite dans le rapport au Président de la République de la règle selon laquelle « le spécial déroge au général » et des définitions rappelées ci-dessus, l’article 1171 ne serait pas susceptible de s’appliquer à des contrats d’adhésion tels que les contrats d’enseigne conclus entre des partenaires commerciaux ou encore à des contrats conclus entre un cyberconsommateur et une plateforme numérique.
Néanmoins, selon une autre interprétation du principe énoncé au troisième alinéa de l’article 1105 du nouveau Code civil selon lequel les règles spéciales dérogent aux règles générales, les contrats d’affaires tels que les contrats d’enseigne pourraient être appréhendés sur le fondement de l’article 1171 du Code civil.
En vertu de cette autre interprétation, l’application de l’adage « le spécial déroge au général » supposerait des textes en conflit tendant aux mêmes finalités.
Or, tel n’est pas le cas des articles L.442-6, I, 2° du Code de commerce et de l’article 1171 du Code civil : le premier vise la réparation d’un préjudice par l’engagement de la responsabilité extracontractuelle tandis que le second sanctionne le déséquilibre significatif par le recours au « réputé non écrit » de la clause litigieuse.
Une option, voire même une invocation cumulative pourrait dès lors exister entre les deux fondements. Deux éléments pourraient en effet pousser les opérateurs économiques à une invocation optionnelle entre l’article 1171 et l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce : la spécialisation des juridictions en matière de pratiques restrictives de concurrence et la prescription ou plutôt l’imprescriptibilité de l’action fondée sur le « réputé non écrit ».
D’une part, en se plaçant sous le régime de l’article 1171 du Code civil, les entreprises pourraient ainsi éviter d’avoir à se conformer à la compétence territoriale propre à l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce.
D’autre part, dans l’hypothèse où l’action sur le fondement de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce serait prescrite, l’une des solutions pour supprimer une clause entraînant un déséquilibre significatif serait de se situer sur le terrain de l’article 1171.
En effet, l’une des caractéristiques du régime juridique de la clause réputée non écrite est qu’il n’enferme l’action dans aucun délai de prescription. La clause réputée non écrite est considérée comme n’ayant pas d’existence et, de ce fait, aucune prescription ne court.
Enfin, une application cumulative pourrait même être envisageable en présence de partenaires commerciaux.
L’une des parties à un contrat d’adhésion pourrait ainsi solliciter du juge que la clause qu’elle estime déséquilibrée soit réputée non écrite sur le fondement de l’article 1171 du Code civil et demander l’indemnisation de son préjudice au titre de l’article L.442-6, I, 2° du Code de commerce.
Notons toutefois qu’un partenaire commercial s’estimant victime d’un déséquilibre significatif pourrait également solliciter la nullité de la clause litigieuse sur le fondement des nouveaux articles 1162 et 11693 . En effet, la jurisprudence autorise aujourd’hui la victime d’un déséquilibre significatif à agir en nullité à l’encontre de l’auteur du déséquilibre sur le fondement des dispositions de l’article 1131 du Code civil relatives à la cause. Ces dernières disparaissant à partir du 1er octobre prochain au profit du « contenu du contrat » (articles 1162 à 1171), les articles 11622 et 1169 du nouveau Code civil deviendraient les fondements de substitution à cette action en annulation.
Autant de problématiques qui seront soumises à l’office du juge dans les prochaines années ! Et que de belles questions en perspective devant les tribunaux !
Haro sur les réseaux de distribution sélective ! En présence de « restrictions caractérisées » de concurrence, le réseau de distribution sélective de Coty est jugé illicite par la Cour d’appel de Paris
Cour d’appel de Paris le 25 mai 2016, Coty Prestige, n°14/03918 Par Guillaume Mallen
Par un arrêt rendu le 25 mai 2016, la Cour d’appel de Paris a déclaré illicite le réseau de distribution sélective de parfums de la société Coty au motif que ses contrats comportaient des restrictions caractérisées au sens du règlement d’exemption n°2790/1999 relatif aux restrictions verticales (aujourd’hui règlement d’exemption n°330/2010).
Sévère, la décision suscite le questionnement. Les réseaux de distribution sélective ne seraient-ils pas menacés par le développement de plus en plus fulgurant d’un e-commerce qui se veut sans frontière ?
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La filiale française de Coty Prestige [ci-après : « Coty »] commercialise par le biais d’un réseau de distribution sélective des produits cosmétiques et de parfumerie de luxe sur lesquels elle détient des licences exclusives. En Février 2010, la chaîne de télévision France 2 a consacré dans deux de ses émissions matinales un reportage sur le site internet www.iloveparfums.com. Coty a alors découvert que ce site internet vendait certains de ses parfums (Calvin Klein, Cerruti, Jil Sander, Cholé, Vera Wang ; etc.) et ce, à des prix très compétitifs, allant jusqu’à 70 % de réduction.
Reprochant aux promoteurs du site internet et à France Télévisions de porter atteinte à l’image de son réseau, Coty a, dès le 10 février 2010, mis en demeure, d’une part, le site de cesser les commercialisations et, d’autre part, France Télévisions de cesser la diffusion des émissions et de proposer des mesures de dédommagement ainsi que de porter à la connaissance du public le caractère illicite du site internet. Si France Télévisions a cessé la diffusion des émissions sur son antenne et sur son site internet, le site internet litigieux a poursuivi la commercialisation desdits parfums.
Coty a alors décidé d’assigner devant le Tribunal de commerce de Paris non seulement les promoteurs du site internet, la société Marvale LLC, une société américaine du Delaware [ci-après : « Marvale »] mais également France Télévisions pour violation de son réseau de distribution sélective.
Par un jugement du 23 janvier 2014, le Tribunal de commerce de Paris a estimé que le réseau de distribution sélective de Coty était parfaitement licite et que la société Marvale n’était pas un distributeur agréé par Coty. Le Tribunal de commerce a alors condamné les promoteurs du site internet litigieux à payer 100.000 € de dommages et intérêts et à cesser la commercialisation des parfums et France Télévisions à payer 20.000 € de dommages et intérêts pour avoir fait la promotion du site internet litigieux. France Télévisions et Marvale ont alors interjeté appel de cette décision.
Au soutien de son appel, France Télévisions considérait que l’existence et la licéité du réseau de distribution sélective de Coty à la date des faits litigieux n’était pas démontrée. La société Marvale s’inscrivait dans le sillage de cette argumentation en soutenant que le réseau de Coty ne pouvait relever du Règlement (CE) n°2790/1999 du 22 décembre 1999, concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées [applicable au présent litige et aujourd’hui, le règlement n°330/2010 du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées] en ce qu’il contenait des restrictions caractérisées de concurrence empêchant la libre circulation des produits entre les territoires des différents Etats membres. Elle en concluait alors que le réseau de distribution mis en place par Coty était restrictif de concurrence, n’étant ni justifié par la nature des produits visés, ni objectif, ni proportionné et ne produisant aucun gain d’efficience pour le consommateur.
Coty répliquait que son réseau de distribution sélective était parfaitement licite et que la vente de ses produits par des distributeurs non agréés en toute connaissance de cause de l’existence de son réseau de distribution sélective constituait un acte de concurrence déloyale.
La Cour d’appel de Paris était donc amenée à se prononcer sur la conformité du réseau de distribution sélective de Coty au regard du droit de la concurrence.
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I. LA LICEITE DU RESEAU DE DISTRIBUTION SELECTIVE DE COTY EN QUESTION
Dès lors que Coty invoquait la commission d’actes de concurrence déloyale (en l’occurrence la distribution parallèle de parfums) à l’encontre de son réseau de distribution, la Cour d’appel de Paris a estimé, à bon droit, qu’elle devait nécessairement justifier la licéité de son réseau.
La règle n’est pas nouvelle et résulte de plusieurs arrêts rendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 13 décembre 1988(1) . Ce principe veut que ce soit à l’organisateur d’un réseau de distribution sélective qui en invoque le respect (et qui demande la condamnation d’un intermédiaire non agréé) de démontrer sa licéité au regard des règles de concurrence. Si la solution peut apparaître critiquable en ce qu’elle fonde, en quelque sorte, une présomption d’illicéité du réseau de distribution (susceptible d’être renversée par la preuve de sa licéité), cette jurisprudence est pour autant constante en droit français(2).
Cependant, préalablement à la démonstration de la licéité du réseau, la Cour d’appel de Paris indique que doit d’abord être faite la preuve de l’existence du réseau.
Sur ce point, il apparaît que toutes les preuves ne sont pas recevables. En l’espèce, le fait pour Coty d’invoquer des décisions de justice antérieures intervenues entre elle et des parties autres que celles présentes dans la cause et qui ont pu reconnaître l’existence ou la validité du réseau ne peuvent, selon la Cour d’appel, valablement permettre de faire la preuve, dans le litige en cause, de l’existence ou de la licéité du réseau. En outre, Coty avait versé un contrat de distribution « vierge » qui ne correspondait pas, tant dans sa présentation que dans son contenu, aux photocopies des contrats de distribution effectivement signés par elle et ses distributeurs qu’elle versait également aux débats. Pointant cette différence, la Cour d’appel de Paris énonce que, dans le cadre de son analyse de l’existence et de la licéité du réseau de distribution, elle exclut le contrat « vierge », ne retenant que les seules photocopies des contrats signés.
Afin de démontrer la pleine conformité de son réseau, Coty se fondait sur de nombreux arguments.
Elle invoquait d’abord les grands principes, indiquant que les jurisprudences européenne et française avaient confirmé la licéité de principe des accords de distribution sélective dans le domaine de la parfumerie et des cosmétiques de luxe. Elle considérait ensuite que son réseau était parfaitement étanche dans la mesure où ses contrats interdisent aux distributeurs agréés la vente à des non-agréés. Elle indiquait également que le site internet litigieux n’avait, en l’espèce, reçu aucune autorisation de sa part.
Par ailleurs, Coty se fondait aussi sur des arguments inhérents à ses accords de distribution indiquant que la production de son contrat-type (approuvé après modification par la Commission européenne en 1997) suffisait à démontrer la licéité de son réseau. Ce contrat ne comporterait, selon elle, aucune « clause noire » au sens de l’article 4 du règlement n°2790/1999, c’est-à-dire de « restrictions caractérisées(3) ».
Coty arguait également du fait que son réseau bénéficiait d’une « validité de principe » étant donné que les parts de marché détenus par Coty et ses acheteurs ne dépassent pas le seuil des 30 % tel que prévu par le règlement vertical d’exemption catégorielle de 1999 applicable au litige. Il sera noté que la défense de Coty est, sur ce point, inexacte puisque l’article 3 du règlement n°2790/1999 ne prenait en compte que la part du marché détenue par le fournisseur (ne devant pas excéder 30 % du marché pertinent) et non celle du fournisseur et de l’acheteur, nouveauté introduite par l’article 3 du règlement n°330/2010, remplaçant le règlement précédent !
Enfin, elle indiquait que les Tribunaux de commerce de Marseille et Paris avaient reconnu, par ailleurs, la validité dudit réseau et que la Commission européenne avait également considéré que le contrat de Coty France pouvait bénéficier de l’exemption.
France Télévisions et Marvale contestaient ces éléments considérant qu’ils ne permettaient pas d’établir la licéité du réseau au regard du droit de la concurrence.
A. S’agissant de l’existence du réseau de distribution sélective de Coty
Le promoteur du réseau peut prouver l’existence de son réseau de distribution sélective en produisant un contrat conclu avec l’un de ses distributeurs sélectionnés, bien évidemment antérieur aux faits à l’origine du litige et qui comporte une clause interdisant aux distributeurs intégrés de revendre les produits contractuels hors du réseau. Ces clauses, essentielles dans une logique de distribution sélective, ont précisément pour utilité d’enrayer d’éventuelles importations parallèles(4) .
Si la Cour d’appel de Paris admet l’existence du réseau de distribution sélective mis en place par Coty, elle n’hésite pas pour autant à porter un regard critique sur les pièces versées par celle-ci et procède à leur vérification minutieuse.
En l’espèce, si Coty avait versé aux débats plusieurs contrats de « distributeur agréé », un seul avait été conclu antérieurement aux faits reprochés, le 26 août 2008, avec la société Burdin. La Cour d’appel de Paris souligne qu’étant donné que le contrat conclu avec la société Burdin est antérieur aux faits litigieux, Coty peut donc justifier de l’existence d’un réseau de distribution sélective pour les produits au moment des faits litigieux. La Cour d’appel de Paris précise que ce contrat comporte bien une stipulation destinée à assurer l’étanchéité du réseau.
B. S’agissant de la licéité du réseau de distribution sélective de Coty
La preuve de la licéité du réseau se justifie aisément puisqu’il s’agit d’établir l’élément générateur du droit à protection. Notons d’ailleurs que cette preuve incombe à son initiateur et ce, qu’il soit demandeur ou défendeur, quel que soit le fondement (délictuel ou contractuel) de l’action et quelle que soit la procédure suivie, procès au fond ou action en référé(5) .
Il est clair que les réseaux de distribution sélective sont susceptibles de porter atteinte au droit de la concurrence. En prévoyant des critères de sélection, ces systèmes de distribution limitent le nombre de distributeurs. De plus, la liberté de revente est réduite, puisque les distributeurs ne sont pas autorisés à vendre en dehors du réseau de distribution. Certains effets pervers peuvent donc découler de la mise en place d’un tel réseau : diminution de la concurrence intramarque ; exclusion de certaines formes de distribution, surtout en cas d’effet cumulatif et enfin, risques de collusion entre les fournisseurs ou les distributeurs, etc.
Néanmoins, ces systèmes ne sont pas condamnés « per se » et le promoteur du réseau peut néanmoins démontrer que son réseau de distribution sélective est licite car il ne produit pas d’effets préjudiciables sur la concurrence et ne relève donc pas des règles prohibant les ententes anticoncurrentielles (article L.420-1 du code de commerce et 101§1 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).
A cette fin, le réseau de distribution doit répondre à certaines exigences, lesquelles ont été progressivement posées par les autorités de concurrence, par des décisions emblématiques telles que les jurisprudences « Métro », « Lancôme », « Estée Lauder », « AEG » qui ont façonné les règles applicables à la distribution sélective . Les lignes directrices en matière verticale de 2000(7) , puis celles de 2010(8) , ont repris cet acquis jurisprudentiel en considérant que la distribution purement qualitative ne relève pas de l’article 81, paragraphe 1, [101, paragraphe 1 TFUE] car elle ne produit pas d’effets préjudiciables à la concurrence pour autant que trois conditions soient satisfaites :
• Premièrement, la nature du produit en question doit requérir un système de distribution sélective, c’est-à-dire qu’un tel système doit constituer une exigence légitime eu égard à la nature du produit concerné afin d’en préserver la qualité et d’en assurer le bon usage.
• Deuxièmement, les revendeurs doivent être choisis sur la base de critères objectifs de caractère qualitatif, qui sont fixés de manière uniforme pour tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire. La règle s’impose à peine de rendre incohérent le système de distribution mis en place. Plusieurs catégories de critères qualitatifs à caractère objectif peuvent être citées : compétence et qualités professionnelles du distributeur et de son personnel ; qualité des installations du distributeur (espace dédié ; vitrine ; etc.) ; qualité du service après-vente, etc.
• Troisièmement, les critères définis ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire, c’est-à-dire qu’une exigence de proportionnalité est requise.
En l’espèce, la Cour d’appel de Paris reprend sans grande surprise cette solution(9) :
« Considérant que d’une part qu’un système de distribution sélective peut être considéré licite au regard des termes de l’ article 81 § 3 du Traité de Rome ou de l’article L 420-1 du code de commerce si trois conditions sont réunies cumulativement soit : que la nature du produit requiert un système de distribution sélective pour en préserver la qualité et en assurer l’usage, que les revendeurs soient choisis sur la base de critères objectifs de caractère qualitatif fixés de manière uniforme pour tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire, et que les critères retenus ne soient pas au-delà de ce qui est nécessaire (proportionnalité) ».
On s’étonnera toutefois d’une erreur dans la retranscription de cette position de principe puisque la Cour d’appel de Paris vise le paragraphe 3 et non le paragraphe 1 de l’article 81 TCE [aujourd’hui, l’article 101 TFUE]. Or, c’est bien le paragraphe 1 (à savoir le principe d’interdiction des ententes anticoncurrentielles) et non le paragraphe 3 (l’exemption individuelle de l’accord restrictif de concurrence) qui est envisagé à l’aune de ces conditions !
Dans l’hypothèse où l’accord de distribution remplit les trois conditions cumulatives, il n’est pas considéré comme restrictif de concurrence et ne tombe donc pas dans le champ d’application du principe d’interdiction prévu au paragraphe 1 de l’article 81 TCE [aujourd’hui, 101 TFUE]. En revanche, lorsqu’il ne remplit pas les trois conditions et qu’il ne peut bénéficier de l’exemption automatique au titre du règlement d’exemption catégorielle, il est alors considéré comme « illicite » et pourra éventuellement être « racheté » au titre du paragraphe 3 de l’article 81 TCE ou 101 TFUE aujourd’hui au regard des conditions classiques de l’exemption individuelle(10) .
L’application en l’espèce de cette solution aurait dû conduire la Cour d’appel de Paris à décliner les trois conditions et vérifier si elles étaient ou non remplies. Or, le raisonnement emprunté est quelque peu déroutant.
Si elle relève que la nature des produits en cause peut tout à fait justifier la mise en place d’un réseau de distribution sélective (première condition), la Cour d’appel procède à une justification étonnante en se fondant sur l’Annexe I du contrat de distribution conclu entre Coty et Burdin qui, selon la Cour, donne des critères « suffisamment précis pour la sélection du distributeur », à savoir : refléter le prestige des marques ; être dans une zone de standing et de notoriété élevée ; avoir la réputation d’offrir des services de qualité et une assistance à la clientèle, et être dans un environnement où les boutiques voisines sont de nature comparable ; avoir un standing et un aspect extérieur comparables traduisant la nécessité de maintenir le prestige des marques et du luxe grâce à la qualification du distributeur, à la qualité du point de vente et à un environnement adapté.
Il semble alors que la Cour d’appel de Paris anticipe sur les deux conditions suivantes et, plus particulièrement celle de la sélection des revendeurs. Ainsi, la Cour d’appel de Paris considère qu’une clause imposant une vitrine extérieure – qui a certes pour incidence d’exclure la commercialisation dans la grande distribution – n’est pas une obligation disproportionnée avec la nécessaire protection de la distribution que ce réseau entend réaliser. Une telle stipulation s’inscrit bien dans l’analyse de la seconde condition concernant l’application des critères de sélection (uniformité et non-discrimination). En effet, les critères de sélection discriminatoires ou qui font l’objet d’une application discriminatoire ont pour objet ou pour effet d’exclure des formes déterminées de distribution, par exemple les grandes surfaces. Par le passé, notons que la jurisprudence a pu condamner des fournisseurs exigeant dans les points de vente des vitrines (certes, en rez-dechaussée) car cela revenait à exclure les grandes surfaces qui ne disposent pas de telles vitrines(11).
Si le raisonnement en « trois étapes » n’apparaît pas explicitement dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris, on croit comprendre que le réseau de distribution sélective de Coty est bien valide au regard des trois conditions précitées. Or, en dépit de ses développements, la Cour d’appel de Paris procède à une conclusion inverse !
Prenant appui sur le règlement n°2790/1999 relatif aux accords verticaux [applicable aux faits reprochés], elle observe tout d’abord que le bénéfice de l’exemption catégorielle (article 2 dudit règlement) ne s’applique que si la part du marché détenue par le fournisseur ne dépasse pas 30 % du marché pertinent sur lequel il vend les biens ou services contractuels (article 3 dudit règlement). Or, en l’espèce, la Cour d’appel de Paris relève que Coty n’établit pas avec certitude que sa part de marché était inférieure à 30 % au moment des faits litigieux.
En outre, et surtout, la Cour d’appel relève que « diverses clauses du contrat de distributeur agréé peuvent révéler des dispositions restrictives(12)». Trois stipulations contractuelles cristallisent l’attention de la Cour d’appel de Paris :
• Le point 3.4.2 du contrat de distribution prévoyant expressément la possibilité de vendre aux membres des comités d’entreprise ou des collectivités dès lors qu’ils se déplacent individuellement en tant que consommateurs directs dans les magasins pour effectuer les achats.
Selon la Cour d’appel de Paris, il s’agit là d’une « restriction caractérisée » au sens de l’article 4, c) du règlement car elle exclut la vente aux agents d’achats (comités d’entreprise, collectivités) agissant pour le compte des utilisateurs finaux.
Rappelons que l’article 4, c) du règlement précité concerne « la restriction des ventes actives ou des ventes passives aux utilisateurs finals par les membres d’un système de distribution sélective qui opèrent en tant que détaillants sur le marché, sans préjudice de la possibilité d’interdire à un membre du système d’opérer à partir d’un lieu d’établissement non autorisé ».
• Le point 3.4.3 du contrat de distribution édictant une interdiction de vendre à des revendeurs non agréés.
Si la Cour d’appel de Paris précise que cette disposition est « licite en ce qu’elle a pour objectif de protéger le réseau et d’en assurer l’étanchéité, en revanche, elle révèle son caractère restrictif prohibé lorsque le marché sur lequel évolue le distributeur non agréé n’est pas organisé en réseau de distribution sélective ». En l’espèce, Coty ne justifie pas, selon la Cour d’appel de Paris, que le système de distribution sélective couvre tous les territoires de sorte que la clause crée une restriction illicite à la concurrence au regard de l’article 4, b) du règlement d’exemption qui concerne « la restriction concernant le territoire dans lequel, ou la clientèle à laquelle, l’acheteur peut vendre les biens ou services contractuels ».
• Le point 3.4.3.3 du contrat de distribution interdisant au distributeur agréé de réaliser une vente active d’un nouveau produit contractuel vers un Etat membre de l’Union européenne où la société Coty France, ou une société du même groupe, ne l’aurait pas mis en vente, pendant un délai d’un an à compter de la date du premier lancement du produit dans un Etat membre.
Cette clause, selon la Cour d’appel de Paris, restreint le territoire sur lequel l’acheteur peut vendre les biens contractuels ainsi que les ventes actives aux utilisateurs finaux et elle constitue, par conséquent, une restriction caractérisée prohibée au sens de l’article 4 b), c) et d).
Notons que l’article 4, d) concerne « la restriction des livraisons croisées entre distributeurs à l’intérieur d’un système de distribution sélective, y compris entre les distributeurs opérant à des stades différents du commerce ».
Partant, le contrat de distribution sélective de Coty comporte des dispositions qui excluent le bénéfice de l’exemption catégorielle.
Il sera noté que la Cour d’appel de Paris considère que Coty ne peut justifier du bénéfice de l’exemption individuelle en excipant de deux courriers de la Commission Européenne datés de 1997 qui légitiment l’accord de distribution étant donné que ces courriers n’étaient pas adressés à Coty France et que ces courriers révèlent, par ailleurs, l’expression d’une simple opinion qui ne saurait lier ni les autorités nationales ni le juge national.
En définitive, « il apparaît que la preuve n’est pas faite par Coty que le réseau de distribution sélective qu’elle entend protéger par cette procédure est licite ».
II. LA PORTEE DE LA SOLUTION
A. Une solution sévère !
L’arrêt commenté ici est incontestablement sévère à l’égard des promoteurs de réseaux. Nous pensons que l’action introduite par Coty était tout à fait légitime afin de défendre l’image de marque de son réseau, en raison des fortes démarques pratiquées sur ses produits par des sites internet non agrées. La sévérité de cette solution fait écho à d’autres décisions rendues récemment dans le domaine du « e-commerce » et qui sont extrêmement défavorables aux réseaux de distribution sélective. Ces décisions concernent la possibilité pour un fournisseur de restreindre, voire interdire, à ses distributeurs sélectifs la vente sur les plateformes de vente en ligne.
En Europe, cette question fait actuellement l’objet d’un vaste débat. Ainsi, en Allemagne, si quelques décisions ont pu considérer que l’interdiction de vendre sur les places de marché n’était pas restrictive de concurrence lorsqu’elle est objectivement justifiée par la nécessaire préservation de l’image de marque du réseau(13) , d’autres décisions s’avèrent au contraire très défavorables à l’égard des clauses tendant à la limitation ou à l’interdiction de vendre par le biais de ces plateformes, les jugeant restrictives de concurrence(14). Afin d’envisager une position uniforme sur la question, la Cour d’appel de Francfort a d’ailleurs, dans une autre affaire « Coty », saisi le 19 avril 2016, la CJUE de quatre questions préjudicielles afin de savoir si une tête de réseau ayant mis en place un réseau de distribution sélective pouvait valablement, au regard du droit de la concurrence, interdire à ses distributeurs de vendre via les marketplaces(15). La décision qui sera prochainement rendue est évidemment très attendue car elle permettra, à l’instar de la décision « Pierre Fabre » de 2011, d’avoir une position claire des autorités européennes sur ce point.
En France, certaines décisions rendues par l’Autorité de la concurrence semblent également aller dans le sens de la prohibition de ces clauses(16). Plus récemment, les juridictions ont également été saisies de la question, non plus sur le terrain du droit des pratiques anticoncurrentielles mais sur celui des « pratiques restrictives de concurrence » du Livre IV, Titre IV du Code de commerce. Dans l’affaire « Caudalie », la Cour d’appel de Paris a, le 2 février 2016, considéré qu’une interdiction générale de revente sur une plateforme de vente en ligne, quelles qu’en soient les caractéristiques, est susceptible d’être qualifiée comme une restriction non justifiée de concurrence, sauf à ce que soient présentées des justifications objectives (voir Lettre du Cabinet Grall & Associés www.goo.gl/XRELxi).
B. Une solution incohérente ?
L’analyse menée par la Cour d’appel de Paris suscite le questionnement, ce que nos Confrères Martin et Benattar ont justement souligné à propos de cet arrêt(17).
En effet, soit la Cour d’appel considérait que la licéité du réseau résultait de la réunion des trois conditions cumulatives, et elle n’avait pas besoin, dans cette hypothèse, d’envisager les clauses du contrat de distribution au regard du règlement d’exemption sur les accords verticaux ; soit elle considérait que la deuxième et/ou la troisième condition n’étaient pas remplies et, dans ce cas, elle devait alors examiner la licéité du contrat au regard du règlement d’exemption sur les accords verticaux, pour en déduire l’existence de clauses constitutives de restrictions de concurrence caractérisées.
Or, le raisonnement mené par la Cour d’appel de Paris n’apparaît pas, en l’espèce, très clair. Nous avons l’impression qu’elle retient bien la réunion des trois conditions et qu’elle procède quand même à l’examen de la licéité du réseau au regard du règlement d’exemption.
Faut-il en déduire que la Cour d’appel de Paris instaurerait une quatrième condition cumulative à la licéité d’un réseau de distribution sélective, à savoir l’absence de toute clause pouvant constituer une restriction de concurrence caractérisée au sens du règlement d’exemption sur les accords verticaux ? Pourquoi pas et cela pourrait apparaître logique, mais la solution ne serait-elle pas inédite ?
Dans tous les cas, la Cour d’appel de Paris a confirmé sa solution dans un arrêt rendu le 29 juin 2016 concernant, à nouveau, le réseau de distribution sélective de la société Coty [CA Paris, 29 juin 2016, n°14/00335, Coty France c/ Brandalley]. Les deux affaires « Coty » attestent d’un climat de méfiance évident autour de la distribution sélective lorsque celle-ci est confrontée au e-commerce. Ces deux arrêts de la Cour d’appel de Paris doivent ainsi inciter les promoteurs de ce type de réseau à beaucoup de prudence aujourd’hui en présence de clauses jugées « border line » et à s’interroger avec leurs Conseils à la modification éventuelle de leur contrat. En tout état de cause, la Cour de cassation se prononcera sur la motivation de ces deux arrêts rendus à l’encontre de la société Coty.
Adoption du règlement européen sur la protection des données personnelles
Par Eléonore Camilleri
Le Parlement européen a adopté, en avril dernier, le règlement européen sur la protection des données personnelles. Ce règlement qui s’appliquera dans deux ans sur le territoire de l’Union européenne, marque un tournant majeur dans la régulation des données personnelles et renforce les droits des citoyens européens en leur accordant plus de contrôle sur leurs données personnelles. Le règlement simplifie par ailleurs les formalités pour les entreprises et leur offre un cadre juridique unique et parfaitement harmonisé au sein l’Union européenne. Il prévoit enfin des sanctions très lourdes en cas de violation de ses dispositions.
***
I. RAPPEL DU CADRE JURIDIQUE ACTUEL EN MATIERE DE PROTECTION DES DONNEES
En matière de données personnelles, le droit actuellement applicable dans l’Union européenne est issu de la directive n°95/46/CE du 24 octobre 1995 « relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données ». En droit Français, cette directive a été transposée en 2004 dans la fameuse loi dite « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978 modifiée(1).
Les règles aujourd’hui applicables en matière de données personnelles sont ainsi issues d’une directive datant de plus de vingt ans, à une époque où Internet n’en était qu’à ses balbutiements.
Il est donc apparu nécessaire de les mettre à jour, afin de prendre en compte l’explosion des téléphones connectés, des réseaux sociaux, du e-commerce, du « cloud computing », du « Big data » et des transferts de données à l’échelle mondiale.
C’est pourquoi ont été menés d’importants travaux sur une réforme complète des dispositions européennes relatives à la protection des données.
L’adoption du règlement n°2016/679/UE du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE » est ainsi le résultat de quatre ans de travaux parlementaires et de négociation au sein de l’Union européenne.
II. ENTREE EN VIGUEUR ET APPLICATION DU REGLEMENT
Le règlement a été publié au Journal officiel de l’Union européenne le 4 mai dernier. Toutefois, son article 99 « Entrée en vigueur et application » prévoit que s’il entre en vigueur vingt jours après cette publication, il ne sera toutefois applicable qu’à compter du 25 mai 2018.
A cette date, il n’y aura plus qu’un seul ensemble de règles relatives à la protection des données, directement applicable dans tous les États membres de l’Union européenne, atténuant ainsi la fragmentation actuelle des lois nationales de protection des données.
Les Etats de l’Union ont donc deux ans pour s’adapter aux nouvelles règles posées par le règlement, étant précisé qu’il s’imposera alors immédiatement dans les droits nationaux, sans qu’une loi de transposition soit nécessaire. Les entreprises ont donc intérêt à amorcer une mise en conformité avec le règlement, laquelle devra être effective le 25 mai 2018.
III. LE CHAMP D’APPLICATION TERRITORIALE DU REGLEMENT
Une des premières caractéristiques du règlement n°2016/679/UE est qu’il a un champ d’application très large, l’objectif étant de protéger au mieux les données personnelles des citoyens européens. En effet, l’article 3 du règlement prévoit qu’il s’appliquera aux entreprises et organismes établis au sein du l’UE, mais également aux entités établies en dehors de l’Union européenne :
– si elles effectuent un suivi des comportements de personnes résidant au sein de l’UE (ce qu’on appelle le « profilage ») ;
– ou si elles proposent des biens et services à des personnes résidant au sein de l’UE, qu’un paiement soit exigé ou non desdites personnes.
IV. LES PRINCIPALES DISPOSITIONS DU REGLEMENT
L’objectif principal du règlement est d’améliorer la sécurité juridique et de renforcer la confiance des citoyens et entreprises dans le marché unique du numérique.
Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur le contenu du nouveau règlement, lequel est particulièrement dense et volumineux, mais ses « dispositions-phares » sont les suivantes :
– Le règlement impose de façon quasi-systématique un consentement « explicite » et « positif » au traitement des données par la personne concernée. Cela implique, pour les entreprises, d’utiliser la technique de l’« opt-in » (cocher une case) et d’exclure l’utilisation de l’« opt-out » (cases pré-cochées).
– Le règlement prévoit qu’il doit être aussi facile pour une personne de retirer son consentement à un traitement de ses données que de le donner. Les personnes auront ainsi le droit à être « oublié / effacé » des bases de données personnelles, sauf motifs légitimes.
– Le règlement européen pose un nouveau principe dit de la « protection des données dès la conception », qui impose aux entreprises de prendre en compte des exigences relatives à la protection des données personnelles dès la conception des produits, services et systèmes exploitant des données à caractère personnel (article 25 du règlement).
– Le règlement impose aux entreprises et organismes de notifier dans les meilleurs délais à l’autorité nationale de contrôle (la CNIL en France), ainsi qu’aux personnes concernées, toutes violations graves de données personnelles (articles 33 et 34 du règlement).
– Le règlement prévoit la nomination obligatoire d’un « délégué à la protection des données » pour les entreprises et les organismes dont « les activités de base […] exigent un suivi régulier et systématique à grande échelle des personnes concernées » (article 37 du règlement). Ce délégué devra être associé à toutes les questions de protection des données à caractère personnel. Ses principales missions sont de contrôler le respect du règlement, de conseiller le responsable de traitement sur son application et de faire office de point de contact avec l’autorité nationale de contrôle.
– le règlement prévoit enfin des sanctions beaucoup plus importantes que celles actuellement applicables. En particulier, le règlement prévoit des amendes administratives pouvant aller, pour la violation de certaines dispositions, jusqu’à 20 millions d’euros ou jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent, le montant le plus élevé étant retenu (article 83 du règlement).
La vente en ligne de médicaments : une activité en mal d’une réglementation claire et adaptée
Par Caroline Bellone et Hélène Joyau
Le 31 mai 2016, le Tribunal de commerce de Nanterre(1) a jugé que le site internet www.doctipharma.fr violait les dispositions relatives au commerce électronique de médicaments et a ordonné la cessation immédiate de la vente de médicaments sur ce site internet, sous astreinte de 3.000 euros par jour de retard, tout en ordonnant l’exécution provisoire du jugement.
Cette décision est intervenue à peine plus d’un mois après que l’Autorité de la concurrence a rendu un nouvel avis défavorable sur les projets d’arrêté du ministre des affaires sociales et de la santé relatifs aux bonnes pratiques de dispensation des médicaments par voie électronique et aux règles techniques applicables aux sites internet de commerce électronique de médicaments.
Retour sur une règlementation en pleine évolution et sujette à controverse…
Depuis l’arrêt « DocMorris » de la Cour de justice des Communautés européennes du 11 décembre 2003(2) , un Etat membre ne peut adopter ou maintenir des mesures ayant pour effet d’empêcher le commerce en ligne de médicaments non soumis à prescription médicale.
La directive 2011/62/UE du 8 juin 2011 est ainsi venue imposer aux Etats membres de permettre le commerce électronique de médicaments non soumis à prescription médicale en précisant que toute condition pour la délivrance au détail de médicaments offerts à la vente en ligne au public doit être justifiée par la protection de la santé publique.
Cette directive a été transposée en droit français par l’ordonnance n°2012-1427 du 19 décembre 2012(3) aujourd’hui codifiée pour l’essentiel au chapitre V bis du titre II du livre Ier de la cinquième partie du Code de la santé publique intitulé « Commerce électronique de médicaments par une pharmacie d’officine » qui compte en tout et pour tout neuf articles (L. 5125-33 à L. 5125-41).
Cette ordonnance prévoyait que ce dispositif soit complété par des règles de bonnes pratiques définies par arrêté du ministre chargé de la santé(4) . Force est toutefois de constater que l’adoption de cet arrêté se révèle plus compliquée que prévu…
Un premier projet d’arrêté relatif aux bonnes pratiques de dispensation des médicaments par voie électronique avait été soumis pour avis à l’Autorité de la concurrence en 2013. Dans son avis n°13-A-12, l’Autorité a rendu un avis défavorable sur ce projet d’arrêté, estimant qu’il contenait un ensemble important d’interdictions et de dispositions particulièrement restrictives de concurrence, qui n’étaient ni proportionnées, ni justifiées par des considérations de santé publique.
L’Autorité de la concurrence a néanmoins formulé, dans ce même avis, de nombreuses recommandations pour améliorer ce texte, dont certaines avaient déjà été formulées dans son avis n°12-A-23 du 13 décembre 2012 relatif au projet d’ordonnance et de décret transposant la directive 2011/62/UE.
Ces recommandations ont été prises en compte et ont conduit à plusieurs modifications qui ont donné lieu à l’arrêté du 20 juin 2013 relatif aux bonnes pratiques de dispensation des médicaments par voie électronique (JORF n°0144 du 23 juin 2013 page 10446).
Cet arrêté a toutefois fait l’objet d’un recours déposé par trois requérants (dont au moins deux pharmacies) devant le Conseil d’Etat qui a, par décision du 16 mars 2015(5) , annulé l’arrêté attaqué au motif qu’il contenait des règles excédant le champ de l’habilitation conférée au ministre par l’article L. 5121-5 du Code de la santé publique et qu’il n’avait pas été notifié à la Commission européenne.
C’est dans ce contexte que le Tribunal de commerce de Nanterre a été amené à se prononcer sur la licéité du site internet www.doctipharma.fr et que l’Autorité de la concurrence a rendu un nouvel avis défavorable sur les nouveaux projets d’arrêtés ministériels qui lui ont été soumis. Or, ces deux décisions peuvent apparaître quelque peu contradictoires…
I. SUR LE JUGEMENT DU TRIBUNAL DE COMMERCE DE NANTERRE DANS L’AFFAIRE DOCTIPHARMA
L’Union des Groupements de Pharmaciens d’Officine (UDGPO), association loi 1901 regroupant 16 groupements de pharmaciens d’officine(6), a assigné la société Doctipharma (filiale du groupe Lagardère), estimant que le site internet exploité par cette dernière www.doctipharma.fr était un site illicite de vente en ligne de médicaments.
Doctipharma, qui a comme objet social le « conseil en systèmes et logiciels informatique », se présente comme un concepteur et éditeur d’une solution technique destinée à des pharmaciens d’officine en vue de leur permettre d’éditer et d’exploiter leur propre site internet de commerce électronique de médicaments.
Le site internet www.doctipharma.fr permet ainsi aux internautes d’acquérir des produits parapharmaceutiques et des médicaments sans ordonnance auprès des officines ayant souhaité utiliser les services de Doctipharma pour la commercialisation desdits produits.
Pour sa défense, Doctipharma soutenait qu’elle ne jouait qu’un rôle de conception des sites internet de ses adhérents pharmaciens et qu’elle n’intervenait ensuite qu’au titre de leur maintenance, tentant ainsi de se prévaloir des dispositions de l’article 1.2 des bonnes pratiques annexées à l’arrêté du 20 juin 2013 (annulé par le Conseil d’Etat) qui prévoyait que :
« la sous-traitance à un tiers de tout ou partie de l’activité de vente par internet est interdite, à l’exception de la conception et de la maintenance techniques du site internet, qui ne peuvent cependant pas être confiées à une entreprise produisant ou commercialisant des produits de santé mentionnés à l’article L. 5311-1 du code de la santé publique ».
Pour considérer que les services proposés par Doctipharma relevaient au contraire d’une activité de vente en ligne de médicaments illicite, le Tribunal de commerce de Nanterre a souligné que :
– Doctipharma a conçu des sites internet semblables, standards, de manière à ce qu’ils puissent s’intégrer de façon uniformisée dans le site doctipharma.fr ;
– le site doctipharma.fr permet aux clients des pharmacies d’accéder aux sites internet des officines ;
– c’est le site doctipharma.fr qui présente les médicaments sans ordonnance proposés par les pharmacies, sous forme de gammes de produits avec leurs prix et en établit des comparatifs de prix ainsi qu’une présentation marketing incluant des promotions commerciales ;
– le site doctipharma.fr transmet les commandes aux pharmaciens ;
– Doctipharma propose un système de paiement unique, commun à l’ensemble des pharmacies adhérentes à doctipharma.fr et les clients utilisent cette solution technique de paiement pour régler les achats qu’ils effectuent sur le site ;
– la finalisation de la commande se termine ainsi « Merci de votre commande ! Votre commande n°XX d’un montant de XX € a été transmise aux pharmaciens. Vous recevrez un message sur ce compte et à l’adresse XX vous confirmant au plus tôt le déroulé de votre commande » ;
– pour toutes les transactions, un seul identifiant est utilisé sur le site de paiement sécurisé mis en place par Doctipharma, ne faisant nullement apparaître l’identité du pharmacien auprès duquel la transaction a été conclue.
Fort de ces constatations, le Tribunal conclut :
« Attendu, dès lors dans ces conditions, que Doctipharma ne peut soutenir qu’elle n’exerce pas l’activité de commerce électronique de médicaments, ou à tout le moins qu’il n’existe aucun mandat de vente de médicaments ou de recouvrement entre elle et les pharmaciens de nature à lui conférer une position et un rôle d’intermédiaire (…) ; que l’article L. 5125-25 [du Code de la santé publique] proscrivant toute immixtion de tiers dans la relation entre patient et pharmacien, n’est pas respecté ;
Attendu que Doctipharma, qui n’est pas une officine de pharmacie, dont aucun responsable n’est pharmacien inscrit à l’Ordre des pharmaciens, joue ainsi manifestement un rôle actif dans l’activité d’e-commerce en offrant à la vente à distance au public des médicaments non soumis à prescription obligatoire ;
Attendu que Doctipharma viole ainsi les dispositions relatives à la vente de médicaments et au commerce électronique destinées à protéger la santé publique ».
Par ce jugement, le Tribunal de commerce de Nanterre s’inscrit résolument dans la continuité de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 25 mars 2016(7) dans l’affaire ayant opposé le Conseil National de l’Ordre des Pharmaciens (CNOP) à la société Enova Santé qui exploite le site internet www.1001pharmacies.fr. Dans cette affaire, la situation était toutefois très différente du cas d’espèce puisque :
– ce site internet proposait non seulement la vente de médicaments non soumis à prescription médicale mais également des médicaments vendus uniquement sur ordonnance ;
– l’hébergeur de ce site internet n’était pas agréé pour stocker des données de santé, contrairement à l’hébergeur du site Doctipharma – Correye (groupe Pic Time)(8) – qui lui est bien agréé pour le stockage de ce type de données.
Par ailleurs, si l’article L. 5125-25 du Code de la santé publique, sur lequel le Tribunal de commerce de Nanterre a fondé sa décision, interdit en effet aux pharmaciens de recevoir des commandes de médicaments par l’entremise habituelle de courtiers, on peut toutefois se demander si une telle disposition – et la lecture qu’en fait le Tribunal – est bien adaptée aux spécificités de la vente en ligne(9) tant le développement de marketplaces telles que celle de Doctipharma est inhérent au développement du commerce électronique.
La société Doctipharma a annoncé avoir interjeté appel de cette décision. Reste à savoir si la Cour d’appel de Versailles adoptera une position aussi stricte que celle du Tribunal de commerce de Nanterre ou si, au contraire, elle fera preuve d’une certaine souplesse, assurément prônée par l’Autorité de la concurrence en la matière.
II. SUR L’AVIS N°16-A-09 DE L’AUTORITE DE LA CONCURRENCE
Dans le communiqué qui a accompagné son avis sur les nouveaux projets d’arrêté relatifs à la vente en ligne de médicaments, l’Autorité de la concurrence a déclaré que :
« L’Autorité émet un avis défavorable sur ces projets de texte, qui reprennent des dispositions dont le caractère restrictif avait déjà été souligné par l’Autorité dans le cadre de précédents avis. Ces projets introduisent en outre de nouvelles dispositions qui créent des contraintes additionnelles disproportionnées par rapport à l’objectif de protection de la santé publique. Ils créent par ailleurs un régime discriminatoire par rapport aux conditions exigées pour la vente au comptoir et ont pour effet de retirer tout intérêt à la commercialisation de médicaments par internet, tant pour le patient que pour les pharmaciens.
Ce dispositif semble vouloir priver de portée la liberté déjà limitée que l’ordonnance du 19 décembre 2012 avait accordée aux pharmaciens français souhaitant créer une officine en ligne et alourdit le régime issu du précédent arrêté du 20 juin 2013 qui n’a permis qu’un développement très faible de la vente en ligne en France.
L’Autorité rappelle qu’elle est favorable à ce que les pharmaciens d’officine utilisent largement cette nouvelle forme de vente, qui permet de dynamiser, moderniser et rendre plus visible leur activité professionnelle en faisant bénéficier les patients de la souplesse de la vente en ligne (plages horaires plus étendues, coûts de déplacement réduits…), de tarifs plus bas et d’une meilleure information sur les prix. S’il importe d’écarter les risques que le commerce en ligne de médicaments peut faire courir aux patients s’il n’est pas encadré, l’Autorité rappelle que toute restriction de concurrence doit être justifiée par des considérations de santé publique et proportionnée à cet objectif ».
Le ton est donc donné…
Dans son avis n°16-A-09, l’Autorité de la concurrence souligne en outre que les projets d’arrêté soumis à son examen, en alourdissant considérablement et sans réelle justification l’exercice de la vente en ligne de médicaments, ont une double conséquence négative :
– en raison de son impact très important en termes de coûts et notamment de masse salariale, le nouveau dispositif risque fort de conduire à la fermeture de nombreuses cyber-pharmacies françaises qui présentent pourtant de vraies garanties de sécurité pour les patients ;
– en outre, en rendant la commande en ligne trop longue et fastidieuse, le nouveau dispositif envisagé augmenterait de manière significative le temps de latence des consommateurs consultant le site d’une pharmacie française, poussant ainsi ces derniers à privilégier des sites étrangers francophones voire des sites non autorisés, beaucoup plus souples dans leur utilisation.
S’agissant plus particulièrement de la sous-traitance, l’Autorité de la concurrence s’y montre globalement favorable dès lors que la préparation des commandes et leur livraison aux clients sont assurées uniquement par les pharmaciens d’officine et leurs employés, dans le respect du monopole de ces derniers pour la délivrance de médicaments au client final(10), ce qui était bien le cas dans l’affaire Doctipharma susvisée(11).
De même, l’Autorité de la concurrence confirme son souhait de voir les officines libres de faire référencer leur site internet sur des moteurs de recherche ou des comparateurs de prix contre rémunération(12). Or, la comparaison de prix était précisément l’un des services proposés par le site doctipharma.fr aux internautes et critiqués par l’UDGPO dans l’affaire susvisée…
Ainsi, même si l’Autorité de la concurrence ne traite pas spécifiquement, dans ses différents avis, de la question des marketplaces telles que celle mise en place par Doctipharma, la question de leur licéité reste assurément ouverte, le Tribunal de commerce de Nanterre n’ayant à aucun moment vérifié si le site internet doctipharma.fr était susceptible, d’une façon ou d’une autre, de porter atteinte à la santé publique. Or, rappelons qu’il s’agit là de l’une des conditions posées par la directive n°2011/62/UE pour pouvoir restreindre la vente en ligne de médicaments.
En attendant l’adoption d’un nouvel arrêté et l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles dans l’affaire Doctipharma, qui aideront (peut-être) à y voir plus clair, l’UDGPO se félicite, quant à elle, du jugement du Tribunal de commerce de Nanterre et déclare continuer ses actions à l’encontre d’autres sites internet, notamment européens, tels que shop-pharmacie.fr(13).
Droit de la concurrence et données : une étude conjointe de l’Autorité de la concurrence et du Bundeskartellmamt très attendue !
Par Jean-Christophe Grall et Christophe Carugati
I. Droit de la concurrence et données : une étude conjointe de l’Autorité de la concurrence et du Bundeskartellmamt très attendue !
Le Big Data est aujourd’hui au cœur de l’économie numérique. Chaque jours des millions de données sont collectées puis analysées afin d’obtenir une information parfaite sur le consommateur individuel, sans que ce dernier en ait conscience. Seules quelques entreprises disposent d’une réelle structure de type Big Data dont le nombre d’utilisateurs dépasse le milliard : Google et Facebook. Le risque d’abus de position dominante est réel comme l’illustre l’actuelle affaire « Google » devant la Commission européenne, accusé de mettre en avant ses propres services (Google Shopping, Google Météo). Le droit de la concurrence se doit de s’adapter face à l’émergence de problématiques grandissantes comme l’économie du gratuit, les effets de réseau, la discrimination tarifaire ou encore les données personnelles. Les deux Autorités de concurrence, française et allemande, exposent les enjeux de la data dans l’économie, son rôle dans l’analyse concurrentielle et ses liens avec le pouvoir de marché. Sujet vaste et d’importance.
II. Big Data ou l’« or noir du XXIème siècle » : un enjeu concurrentiel
La collecte de données est devenue très rapidement un outil indispensable. Secteur grandissant, son chiffre d’affaires, estimé en 2012 à 6,2 milliards de dollars, serait de 50 milliards en 2018. En seulement 6 ans, cela représente une augmentation de près de 750 %. Le rapport expose les caractéristiques généralement admises du Big Data, à savoir vitesse, variété, volume et valeur (les « 4V »). En effet, le Big Data se traduit par une forte capacité à collecter des données diverses très rapidement, offrant la possibilité d’en tirer des informations ayant une valeur commerciale très importante. Le type d’information collectable est infini. Il peut s’agir de données sur des entreprises, sur les prix ou encore sur le consommateur, constituées pour cette dernière catégorie de données personnelles. L’utilisateur, en naviguant sur internet, communique, sans en être pleinement conscient, un nombre incalculable de données sur sa personne : localisation, habitudes de consommation, articles consultés, etc. L’objectif est d’obtenir l’information la plus précise possible sur un consommateur en particulier, ce qui permet à l’entreprise d’adapter son offre à la demande de ce client potentiel que ce soit par le prix, la quantité, le type de bien ou de services à fournir. Cela explique pourquoi un utilisateur qui a consulté une page sur un site internet visualise quelques minutes après, sur un autre site comme Facebook, la page précédente avec le bien désiré aux dates voulues. Outre l’avantage que peut tirer une entreprise en exploitant ces données face à son concurrent en termes de clientèle, le Big Data permet une meilleure transparence sur le marché, notamment sur les prix et le comportement des firmes. Cela peut engendrer, soit des effets proconcurrentiels comme une intensification de la concurrence, soit des effets anticoncurrentiels comme la favorisation d’une entente ou un abus de position dominante.
III. La discrimination par les prix : un comportement anticoncurrentiel
La discrimination par les prix permet à une entreprise de maximiser son profit. La firme va chercher à proposer un prix correspondant à ce qu’un consommateur est prêt à payer, dans le but d’absorber son surplus (la différence entre ce que le consommateur est prêt à payer et le prix qu’il paye).
La discrimination par les prix est présente partout au quotidien. Le ticket de cinéma en est un exemple frappant. L’exploitant a ici deux possibilités : proposer un prix uniforme pour chaque client ou un prix « discriminatoire » en fonction d’une catégorie de client. Exemple : il existe pour une séance de cinéma deux catégories de clients, 100 étudiants qui sont prêt à payer 5 € et 100 autres personnes prêtes à payer 10 €. Le coût pour le cinéma de la séance par personne est de 2 €. Dans le premier cas, l’exploitant fixe un tarif unique de 5€ pour satisfaire les deux groupes de consommateur, le profit serait alors égal à 200×5-200×2= 600 €. Dans le second cas, l’exploitation décide de discriminer et fixe un prix de 5 € pour les étudiants et 10€ pour les autres, le profit est alors égal à 100×10+100×5-200×2=1100 €. Le cinéma enregistre donc, en appliquant les tarifs discriminants plutôt qu’un tarif uniforme, un profit plus important.
La discrimination tarifaire n’est donc pas nouvelle ni interdite per se par les Autorités de concurrence. La pratique peut permettre de rendre le marché plus efficace en fixant un prix qui permet à un individu ou un groupe d’individus d’accéder au marché. Dans l’exemple supra, l’exploitant aurait pu fixer un prix uniforme de 10€, ce qui aurait exclu de facto les étudiants.
Le Big Data a cependant changé la conception de la pratique. Désormais, la collecte de données offre à l’entreprise l’accès à une information très précise sur un consommateur et lui permet si nécessaire d’effectuer une discrimination proche de celle de premier degré, dite discrimination parfaite. Dans le cas de cette discrimination, l’entreprise connait tout sur son client et lui propose donc un prix égal à ce qu’il est prêt à payer. La firme maximise alors son profit.
Dans leur rapport commun, les deux autorités de concurrence, française et allemande, soulignent les problèmes que la pratique peut engendrer. Elle expose ainsi « la violation injuste de l’égalité entre les consommateurs », le risque d’ « accroitre les coûts de recherche et donc réduire les possibilités de substitution [de changer pour un autre produit] » dans le cas où le consommateur souhaite échapper à une discrimination (cas où l’entreprise fixe un prix plus élevé car elle sait que son client est prêt à payer un prix plus cher pour obtenir le bien), le paiement d’un « prix supérieur à celui en vigueur avant la mise en œuvre de la discrimination » et enfin, l’absorption d’une grande partie du surplus du consommateur. Sur ce dernier point, bien que la pratique ne soit pas contraire au droit de la concurrence, elle peut être préjudiciable pour le consommateur si à terme, la discrimination parfaite, grâce au Big Data, se généralise. L’absorption totale du surplus empêche le consommateur de pouvoir dégager un profit (puisque la différence entre ce qu’il est prêt à payer et le prix qu’il paye est égale à zéro) et donc d’épargner pour investir dans d’autres biens ou services.
« Impossibilium nulla obligatio est » ou comment perdre le contrôle de sa marque sur Internet
Par Nadège Pollak et Marion Michaud
Lorsque des annonces sont diffusées sur Internet ou reprises par des sites de référencement, non pas sur commande d’un annonceur mais de leur propre initiative en dépit de son opposition, le titulaire de la marque ne peut pas agir contre cet annonceur pour contrefaçon de marque.
Dans le cadre d’un litige opposant le fabricant de véhicules Daimler AG à l’un de ses anciens licenciés, un garage hongrois qui était réparateur agréé de la marque Mercedes-Benz, Daimler s’est retrouvée dans une impasse vis-à-vis de cet ancien licencié dont le nom apparaissait sur divers sites Internet accompagné de la mention « réparateur Mercedes-Benz agréé ».
Alors que le garage hongrois bénéficiait toujours d’un contrat de licence de la marque, il a commandé à un site d’annonces la publication d’une annonce le désignant comme « réparateur Mercedes-Benz agréé » pour une durée de deux ans.
Les difficultés ont commencé lorsque son contrat de réparateur agréé a été résilié par Daimler avant la fin de son contrat Internet, que le garage a cherché à supprimer toute occurrence d’utilisation de la marque susceptible de faire croire au consommateur qu’il entretenait toujours une relation avec Daimler et que le site Internet a continué à diffuser des annonces avec la référence à MercedesBenz, en dépit des demandes répétées du garage qui ne disposait plus de droits sur cette marque.
De plus, le garage s’est aperçu qu’il avait été victime d’une pratique commerciale très répandue consistant à ce que des prestataires de services d’annonces sur Internet reprennent l’annonce publiée sur le site originel, à l’insu et en l’absence de consentement de l’annonceur, ce dernier étant impuissant à faire supprimer la référence à Mercedes-Benz.
C’est dans ces conditions que Daimler a fait assigner le garage hongrois pour contrefaçon de sa marque au moyen desdites annonces devant les juridictions hongroises, qui ont posé à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) une question préjudicielle visant à savoir si le titulaire d’une marque pouvait faire interdire l’utilisation de sa marque par un tiers annonceur.
Par arrêt du 3 mars 2016, la CJUE a estimé que l’annonceur (le garage) qui est mentionné dans une annonce publiée sur Internet avec une référence à la marque d’un tiers, ne fait pas un usage de cette marque susceptible d’être interdit par ce tiers lorsque cette annonce n’a pas été placée par lui ou en son nom ou lorsqu’il a demandé à la supprimer et que le site Internet ne s’est pas exécuté.
En d’autres termes, la CJUE estime qu’« à l’impossible, nul n’est tenu » et que le fait que le garage tire un avantage économique indu de la diffusion de ces annonces sur Internet ne suffit pas à le rendre contrefacteur.
Une exception est ainsi apportée au principe désormais constant de l’imputabilité à l’annonceur de la mise en ligne sur un site de référencement d’une annonce publicitaire qu’il a commandée et sur instruction duquel l’exploitant du site a agi(1). En revanche, ne peuvent être imputés à cet annonceur des actes ou omissions de cet exploitant qui, délibérément ou par négligence, passe outre les instructions expresses données par l’annonceur qui visent à éviter l’usage de la marque d’autrui. Ne peuvent pas davantage lui être imputés des actes autonomes d’opérateurs économiques avec lesquels l’annonceur n’entretient aucune relation directe ou indirecte et qui agissent de leur propre initiative et en leur nom propre, en reprenant des informations devenues erronées en vue de les propager.
Le critère est celui du caractère actif du comportement de l’annonceur et de sa maîtrise de l’usage qui est fait de la marque.
La Cour invite en définitive le titulaire de la marque à choisir une autre voie : se retourner vers l’annonceur sur un autre fondement – qui pourrait être celui de la concurrence déloyale ou parasitaire de l’article 1382 du Code civil(2) ou celui de l’enrichissement sans cause – pour réclamer la restitution d’un tel avantage économique, mais également agir directement à l’encontre des exploitants des sites Internet – sur le fondement de la LCEN(3) notamment – qui continuent à publier les annonces litigieuses reproduisant sa marque sans son consentement.
L’on ne peut qu’approuver cette solution qui vise à restreindre l’acte de contrefaçon à celui qui a la maîtrise, directe ou indirecte, des reproductions contrefaisantes et ainsi, à exclure le cas où un annonceur perdrait le contrôle de la marque initialement reproduite avec son consentement dans des conditions licites et qui aurait été réutilisée sans son consentement par la suite.
Toutefois, chacun connaît les dérives de la propagation sur Internet d’informations erronées ou devenues erronées car obsolètes et l’on voit apparaître un risque d’agissements parasitaires d’annonceurs qui profiteraient passivement de ces dérives en échappant à la sanction de la contrefaçon.
Enquêtes de concurrence : actualité jurisprudentielle Des progrès pour les droits de la défense ?
Par Marion Fradin
Au cours du semestre dernier, les juridictions tant françaises qu’européennes ont rendu des décisions intéressantes relatives aux demandes de renseignements(1) et aux opérations de visites et saisies(2) menées par les autorités de concurrence.
Si certaines de ces décisions ont été rendues dans un sens favorable aux entreprises, d’autres ne font que valider les pratiques des autorités, sans avancée pour les droits des entreprises mises en cause. La revue de l’actualité ne sera pas exhaustive, seulement certaines décisions seront mises en avant.
I. ANNULATION D’UNE ORDONNANCE D’AUTORISATION DE VISITE ET SAISIES
CA Paris, ordonnance du 6 janvier 2016, n° RG 13/23245, 13/23253
Chose suffisamment rare qu’il convient de le souligner, la Cour d’appel de Paris, par ordonnance du 6 janvier 2016, a annulé une ordonnance du juge des libertés et de la détention (JLD) d’autorisation d’opération de visite et saisies.
En l’espèce, l’Autorité de la concurrence, dans le cadre d’une enquête dans le secteur de l’électroménager, a demandé l’autorisation du JLD pour mener des opérations de visite et saisies dans les locaux de plusieurs entreprises. L’Autorité soupçonne, d’une part, les fabricants et grossistes de s’immiscer dans la politique tarifaire des distributeurs, et d’autre part, les fournisseurs d’encadrer les annonces de réduction de prix proposées par les distributeurs sur internet et de limiter le niveau de remise octroyé aux consommateurs.
Pour accorder cette autorisation, le JLD vérifie que l’Autorité de la concurrence justifie d’éléments permettant de présumer l’infraction. L’Autorité doit démontrer seulement l’existence de présomptions simples de pratiques anticoncurrentielles; l’existence de présomptions graves, précises et concordantes n’est pas requise.
L’ensemble des entreprises en cause a contesté les ordonnances d’autorisation rendues par le JLD en formant un recours devant le Premier Président de la Cour d’appel.
Pour l’une des entreprises concernées, le délégué du Premier Président de la Cour d’appel a considéré que l’examen des pièces in concreto ne permettait pas d’établir des présomptions simples établissant des indices laissant apparaître un acquiescement quelconque, même tacite, de la société au système mis en place (entente horizontale et verticale). Il a jugé que l’ordonnance du JLD était fondée sur des « motifs hypothétiques », retenant « des présomptions simples mais qui ne sont pas suffisantes, prises en faisceau ».
L’Autorité s’était notamment appuyée sur « des affirmations émanant des agents commerciaux des fabricants sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’arguments de vente, de rumeur ou d’affirmations reposant sur des consignes réelles ».
Si la Cour a fait droit à la demande d’une entreprise, elle a rejeté tous les moyens invoqués par les autres entreprises visitées.
Toutefois, la décision insiste sur la position particulière de l’entreprise en question qui se trouvait être la seule enseigne de la grande distribution mise en cause, les autres entreprises visitées étant soit des fabricants, soit des revendeurs grossistes.
Malgré les faits particuliers de l’espèce, on ne peut que saluer le véritable contrôle exercé par le juge d’appel sur les éléments apportés par l’administration pour justifier de la nécessité de l’opération de visite et saisies et qui, pour une fois, les a jugés insuffisants et a annulé l’ordonnance du JLD.
II. ABSENCE DE RECOURS DIRECT AU JUGE DES LIBERTES ET DE LA DETENTION AU COURS D’UNE OPERATION DE VISITE ET SAISIES
Cass. crim., 9 mars 2016, pourvoi n°14-85.324 et n°14-85.325, Société Compagnie Armoricaine de Transports ; Cass. crim., 9 mars 2016, pourvoi n° 14-84.566
Dans trois arrêts du 9 mars 2016, la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée sur la faculté pour les entreprises visitées de saisir directement le JLD au cours d’une opération de visite et saisies lorsqu’une difficulté est rencontrée.
L’article L. 450-4 alinéas 3 et 4 du Code de commerce prévoit que : « La visite et la saisie s’effectuent sous l’autorité et le contrôle du juge qui les a autorisées. Il désigne le chef du service qui devra nommer les officiers de police judiciaire chargés d’assister à ces opérations et d’apporter leur concours en procédant le cas échéant aux réquisitions nécessaires, ainsi que de le tenir informé de leur déroulement. (…). Le juge peut se rendre dans les locaux pendant l’intervention. A tout moment, il peut décider la suspension ou l’arrêt de la visite. »
Dans les deux premiers arrêts, les entreprises faisaient valoir que l’ordonnance d’autorisation de la visite et saisie aurait dû mentionner la possibilité pour l’entreprise visitée de saisir le JLD de tout incident au cours de l’opération. Elles invoquaient également que la faculté du juge de suspendre l’opération impliquait nécessairement la possibilité, même indirecte, pour toute partie qui y a intérêt, de saisir le juge « à tout moment ». En l’espèce, selon la partie en cause, le juge n’a pas été averti des difficultés rencontrées.
La Cour de cassation a cependant jugé que cet article ne prévoit pas l’information des occupants des lieux sur la possibilité de recourir au JLD ayant autorisé les opérations de visite et saisie. Selon la Cour, la faculté de contester cette décision devant le Premier Président de la Cour d’appel est suffisante pour garantir le droit des entreprises à un recours juridictionnel effectif.
Dans le troisième arrêt, l’avocat de l’entreprise visitée avait essayé de joindre directement le juge des libertés et de la détention (JLD) au cours de l’opération pour lui faire part d’un incident relatif à la saisie de documents couverts par le secret des correspondances entre avocat et client. Le juge, joint par l’intermédiaire du substitut du procureur, a refusé d’examiner sa requête. Le Premier Président de la Cour d’appel a annulé l’ensemble des opérations en considérant que la société visitée n’avait pas bénéficié de façon effective de la garantie fondamentale du contrôle de l’exécution de la visite et des saisies par le JLD.
Cependant, la Cour de cassation a cassé et annulé l’ordonnance du Premier Président en énonçant clairement, au visa de l’article L.450-4 du Code de commerce, que : « l’occupant des lieux ne dispose pas du droit de saisir lui-même le juge qui autorisé la visite et la saisie, les officiers de police judiciaire chargés d’assister aux opérations devant, au cours de la visite, tenir ce magistrat informé des difficultés rencontrées ».
En conséquence, la Cour de cassation prive les entreprises d’un recours direct au JLD au cours des opérations de visites et saisies. Les difficultés rencontrées ne pourront qu’être rapportées à l’officier de police judiciaire, qui, selon son bon vouloir, les transmettra au juge. Un recours, même indirect au juge, par l’intermédiaire de l’officier de police judiciaire, semble dès lors plus théorique qu’effectif car soumis à la discrétion de ce dernier ; et ce, d’autant plus qu’aucune information de l’entreprise concernée, par mention dans l’ordonnance d’autorisation, n’est exigée.
On ne peut que regretter cette solution au regard de la garantie des droits de la défense ; les entreprises ne bénéficient que d’un recours a posteriori contre des mesures pourtant si intrusives dans leur droit fondamental au respect de leur vie privée et de leur domicile.
III. LA COMMISSION EUROPEENNE RAPPELEE A L’ORDRE CONCERNANT SES DEMANDES DE RENSEIGNEMENTS
C-247/14 P HeidelbergCement/Commission, C-248/14 P Scwenk Zement/Commission, C-267/14 P Buzzi Unicem/Commission ; C-268/14 P Italmobiliare/Commission.
Par quatre arrêts du 10 mars 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a annulé les demandes de renseignements adressées par la Commission européenne à des entreprises opérant dans le secteur du ciment.
Soupçonnant les cimentiers de pratiques anticoncurrentielles, la Commission européenne, en vertu des pouvoirs dont elle dispose au titre de l’article 18§3 du Règlement n°1/2003, leur a envoyé des questionnaires comprenant pas moins de 94 pages constitués de onze séries de questions. Les entreprises ont reproché à la Commission de ne pas expliquer suffisamment les infractions présumées et de leur imposer une charge de travail disproportionnée compte tenu du volume de renseignements demandés et du format contraignant imposé.
Les entreprises ont contesté la légalité des demandes de renseignements devant le Tribunal de l’Union européenne puis devant la Cour de justice.
La Cour de justice a rappelé l’exigence de motivation des actes de droit de l’Union qui, en vertu de l’article 296 du TFUE, doivent notamment faire apparaître le raisonnement de l’auteur de l’acte et les justifications de la mesure prise. Plus précisément s’agissant d’une demande de renseignements, l’article 18§3 du Règlement n°1/2003 exige que la Commission indique, entre autres, la base juridique et le but de la demande et ce, afin de pouvoir contrôler si les renseignements demandés sont nécessaires aux besoins de l’enquête.
La Cour de justice reproche à la Commission la motivation excessivement succincte, vague et générique de sa demande qui ne précise pas suffisamment les produits concernés par l’enquête ni la portée géographique de l’infraction. Cependant, la Cour, en raisonnant par analogie avec les décisions ordonnant des inspections dans les locaux des entreprises, a rappelé que la Commission n’a pas, au début de l’enquête, à délimiter de manière précise le marché en cause ni à mentionner la qualification juridique exacte des infractions présumées.
En revanche, en l’espèce, la Cour a pris en compte le stade déjà avancé de l’enquête : la demande de renseignements est intervenue plus de deux ans après les premières inspections, la Commission avait donc déjà en sa possession un certain nombre d’informations qui aurait dû lui permettre de préciser davantage ses soupçons d’infraction.
En conséquence, la Cour de justice a annulé la décision du Tribunal qui a commis une erreur de droit en jugeant que la décision de la Commission était motivée à suffisance de droit.
Dorénavant, la Commission européenne devrait rationnaliser ses demandes de renseignements, ou, pour le moins, davantage les motiver, en particulier lorsqu’elles interviennent à un stade avancé de l’instruction. Les entreprises ne peuvent que s’en réjouir.
IV. LES DEMANDES DE RENSEIGNEMENTS JUGEES CONFORMES A LA CONSTITUTION
Conseil Constitutionnel, décision n°2016-552 QPC (Société Brenntag), 8 juillet 2016
Les demandes de renseignements sont également contestées auprès des juridictions françaises. En effet, dans un arrêt du 4 mai 2016, la chambre commerciale de la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel cinq questions prioritaires de constitutionnalité dont la teneur est la suivante :
Faute de prévoir une voie de recours immédiate et autonome contre les mesures d’enquêtes adoptées sur le fondement de l’article L. 450-3, les articles L. 450-3 et L. 464-8 du code de commerce sont-ils contraires au droit à un recours juridictionnel effectif, aux droits de la défense et au droit au procès équitable, au droit de ne pas s’auto-incriminer, au droit à la protection du domicile privé, au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances consacrés aux articles 16, 9, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? Pour le même motif, les articles L. 450-3 et L. 464-8 du code de commerce sont-ils entachés d’incompétence, au regard de l’article 34 de la Constitution?
Par une décision du 8 juillet 2016, le Conseil constitutionnel a jugé conforme à la Constitution l’alinéa quatre de l’article L. 450-3 du Code de commerce tel qu’issu de la loi du 17 mars 20143 qui dispose que « Les agents peuvent exiger la communication des livres, factures et autres documents professionnels et obtenir ou prendre copie de ces documents par tout moyen et sur tout support. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaires au contrôle. »
Selon le Conseil constitutionnel, la remise, par l’entreprise, des documents aux agents de l’administration est volontaire, malgré les sanctions encourues en cas de refus de les communiquer (injonction sous astreinte, amende administrative, sanction pénale). Cette remise ne résulte ni d’un pouvoir d’exécution forcée, ni d’un pouvoir de perquisition ou d’un pouvoir général d’audition qui seraient conférés aux agents. Les demandes de communication d’informations ne sont pas des actes susceptibles de faire grief.
Par ailleurs, l’entreprise a la possibilité d’en contester la légalité par voie d’exception, à savoir par un recours incident au recours sur le fond de l’affaire. En outre, en cas d’illégalité de la mesure, l’entreprise peut demander réparation de son préjudice par le biais d’un recours indemnitaire. Par conséquent, selon le Conseil constitutionnel, la disposition en cause ne méconnaît pas le droit à un recours juridictionnel effectif et plus généralement, le droit à un procès équitable. Le Conseil a écarté les autres griefs.
Vente-privée : un leader sans marché L’autorité de la concurrence renonce à définir un marché pertinent dans le secteur de la vente évènementielle en ligne
Par Manuela Bourdon-Destrem et Aude Florence Ousaci
Le commerce en ligne est de nouveau placé au cœur de l’actualité de l’Autorité de la concurrence (ADLC) avec une affaire dans le secteur de la vente en ligne évènementielle. Par une décision du 28 novembre 2014, l’ADLC avait estimé ne pas disposer d’éléments suffisants pour la détermination d’un marché pertinent et avait mis fin à la procédure intentée par la société Brandalley contre la société Vente-privée pour des pratiques de verrouillage du marché(1).
La Cour d’appel a rejeté le 12 mai 2016 les recours formés à l’encontre de cette décision portant essentiellement sur la question de l’obligation de détermination du marché pertinent. La problématique autour des clauses d’exclusivité n’est évoquée que brièvement, la Cour d’appel rappelant « l’incertitude » quant à la portée exacte de ces stipulations différentes selon les fournisseurs.
En validant l’analyse de l’ADLC selon laquelle devait être écarté tout abus de position dominante dès lors que l’existence du marché de la vente événementielle en ligne, tel que délimité dans la notification de griefs, n’était pas établie, les juges reconnaissent également le pouvoir discrétionnaire de l’ADLC de choisir la poursuite de la procédure ou, à l’inverse, de renvoyer l’affaire pour une instruction complémentaire.
Rappelons que les ventes événementielles sur Internet sont des ventes limitées dans le temps qui affichent des prix fortement décotés de produits de collections précédentes de grandes marques dans tous les domaines : prêt-à-porter, accessoires de mode, équipement de la maison, jouets, articles de sport, high-tech, gastronomie etc. Ces ventes sont réservées aux consommateurs qui sont inscrits à l’événement. Ce mode de consommation, dont la société Vente-privée se revendique créateur(2) , est lié au développement des nouvelles technologies et son succès dépend de la qualité de la sélection de marques et de produits proposés. La capacité des opérateurs à s’approvisionner auprès de marques attractives pour les internautes présente donc une importance toute particulière.
A l’origine de cette affaire, on trouve la saisine de l’ADLC en 2009 par la société Brandalley qui considérait que les contrats passés par Vente-privée, en imposant aux marques des clauses d’exclusivité sur leurs stocks d’invendus auprès d’autres sites Internet concurrents, avaient pour objet de verrouiller la vente événementielle en ligne des produits de ces marques et donc un effet restrictif de concurrence sur un marché en période de démarrage.
Dans sa décision n°14-D-18, l’ADLC a conclu qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la procédure car le dossier d’instruction qui lui avait été transmis ne comportait pas suffisamment d’éléments de nature à délimiter le marché pertinent.
On reviendra premièrement sur le manquement de l’ADLC quant à son obligation de définir le marché pertinent (I) puis sur son pouvoir discrétionnaire quant à la poursuite de la procédure (II).
I. SUR LE MANQUEMENT A L’OBLIGATION DE DEFINIR LE MARCHE PERTINENT
La société Brandalley a formé un recours contre la décision de l’ADLC en janvier 2015, la société Showroomprivé s’étant jointe à l’instance par intervention volontaire. Elle estime en effet qu’il incombe à l’ADLC de « définir le marché pertinent et que si le dossier qui lui est soumis ne contient pas les éléments nécessaires à cette définition, elle doit alors renvoyer l’affaire devant ses services d’instruction pour qu’ils procèdent à une instruction complémentaire ».
La Cour d’appel devait donc trancher si, dans cette affaire, l’ADLC avait manqué, ou non, à son obligation d’analyse de l’existence d’un marché pertinent de la vente événementielle en ligne. La pratique décisionnelle et la jurisprudence constante reconnaissent une obligation pour les autorités de concurrence de délimiter le marché pertinent, défini comme « le lieu sur lequel se rencontrent l’offre et la demande pour un produit ou un service spécifique(3) ».
En effet, rappelons que la délimitation du marché pertinent est essentielle en ce qu’elle permet d’apprécier le pouvoir de marché d’une entreprise, les effets des pratiques mises en œuvre et participe à la quantification du dommage à l’économie pour l’évaluation des sanctions. Elle procède à l’examen des caractéristiques objectives du produit en cause mais aussi des conditions de concurrence et de structure de la demande et de l’offre.
La substituabilité entre différents biens ou services du point de vue de la demande constitue pour l’ADLC le « critère déterminant pour la délimitation du marché pertinent. Les caractéristiques physiques, techniques ou fonctionnelles du produit, si elles peuvent contribuer à expliquer le comportement des demandeurs, ne permettent pas à elles-seules d’évaluer le degré de substituabilité de ce produit avec d’autres(4) ».
Il est à noter qu’une « substituabilité parfaite entre produits ou services s’observant rarement, le Conseil regarde comme substituables et comme se trouvant sur un même marché les produits ou services dont on peut raisonnablement penser que les demandeurs les considèrent comme des moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent arbitrer pour satisfaire une même demande »(5) .
En l’espèce, la Cour d’appel a rejeté les moyens des parties en considérant qu’« il ressort au contraire de la décision déférée que l’Autorité s’est attachée à définir le marché pertinent, au vu des éléments du dossier et, en particulier, de ceux réunis dans la notification de griefs et dans le rapport. Au terme d’un libre examen de ces éléments, elle est parvenue à une conclusion contraire à celle de ses services, en considérant que ces éléments ne rapportaient pas la preuve de l’existence d’un marché pertinent de la vente événementielle en ligne ».
Pourtant, à la lecture de la décision de l’ADLC, il ne ressort absolument pas de définition du marché pertinent !
En effet, l’ADLC se contente tout d’abord de citer les critères retenus dans la notification et le rapport pour distinguer le marché de la vente événementielle des autres canaux de distribution et les écarter les uns après les autres(6) [nous ne retiendrons que certains critères] :
– le niveau de prix « attractif » de la vente événementielle en ligne est également vrai pour les prix pratiqués par les magasins d’usine ;
– le caractère confidentiel de la vente est relativisé compte tenu de l’aspect peu contraignant du système d’inscription et du nombre de membres de ces sites ;
– le critère de « l’achat d’impulsion » est lui aussi mis à mal au regard du nombre de paniers « non validés » par le consommateur et de la logique de comparaison des prix, incompatible avec ce type d’achat.
Puis, selon elle, il conviendrait de vérifier si d’autres canaux de distribution de produits de déstockage sont susceptibles d’exercer une pression concurrentielle parmi lesquels : les magasins ou dépôts d’usine, les magasins disposant d’un espace de déstockage, les showrooms physiques, etc.
Pour autant, faut-il considérer que l’énumération des « autres canaux (…) susceptibles d’exercer une pression concurrentielle sur la vente événementielle en ligne » et le simple rejet de l’ensemble des éléments de définition établis par les services d’instruction, suffisent à être assimilés à une analyse positive d’un marché pertinent ?
La Cour d’appel qui valide la position de l’ADLC estime donc qu’elle n’a pas manqué à son obligation puisqu’elle aurait procédé à une analyse pour déterminer l’existence du marché pertinent.
En définitive, faudra-t-il désormais considérer que le fait que l’ADLC ait analysé les éléments fournis par les services d’instruction soit suffisant pour considérer qu’elle remplit son obligation de définition du marché pertinent ?
Même en l’absence d’analyse substantielle, elle conclut que « l’existence d’un marché de la vente événementielle en ligne tel que délimité dans la notification des griefs et pour la période visée (2005-2011) n’est pas établie ».
Alors que la Cour d’appel ne relève aucun manquement, il convient pourtant de constater que la décision de l’ADLC ne contient aucune précision a minima de définition d’un marché plus large du secteur sur lequel s’inscrivaient les pratiques de Vente-privée. Peut-être aurait-il été opportun d’envisager une approche procédurale différente du dossier ou d’étendre l’approche du marché en matière d’ententes. En effet lorsque les pratiques qui ont fait l’objet de la notification des griefs sont recherchées au titre de la prohibition des ententes, il n’est alors pas nécessaire de définir le marché avec la même précision qu’en matière d’abus de position dominante : il suffit que le marché soit apprécié avec assez de précision pour permettre d’évaluer les effets des pratiques incriminées(7).
En outre, on relève que l’ADLC ne fait pas référence à son avis du 18 septembre 2012 sur le commerce électronique(8) qui précisait concernant la vente en ligne que « si un nombre croissant de consommateurs utilisent indifféremment les magasins et Internet pour réaliser leurs achats et naviguent sur les deux canaux avant de réaliser leur achat sur l’un des deux, la majeure partie des consommateurs reste toutefois attachée à l’un ou l’autre de ces canaux et ne les considère pas comme parfaitement substituables l’un à l’autre (…) Selon de nombreux distributeurs, les consommateurs ne recherchent pas le même service en ligne et en magasin. (…) du côté de la demande, les deux canaux ne paraissent pas totalement substituables ».
Dans la présente espèce, elle semble douter de l’existence de deux marchés distincts, alors que dans son avis précité de 2012, elle envisageait fortement cette hypothèse.
On notera tout de même, alors même qu’elle rejetait l’action de Brandalley pour abus de position dominante faute de pouvoir établir l’existence d’un marché pertinent, que l’ADLC a pourtant procédé « à toutes fins utiles » à un examen des clauses litigieuses au regard des principes d’analyse des exclusivités de distribution et d’achat.
En tout état de cause, au lieu de conclure à l’absence d’un marché de la vente événementielle en ligne et de renvoyer aux services d’instruction comme elle en a la possibilité, l’ADLC a décidé de mettre fin à la procédure.
II. LE RENVOI A L’INSTRUCTION : DEMONSTRATION DU POUVOIR DISCRETIONNAIRE DE L’ADLC
Après avoir retenu que « l’existence d’un marché de la vente événementielle en ligne (…) n’est pas établie », l’ADLC a observé que « les caractéristiques et les spécificités de la vente événementielle en ligne ayant évolué (…) il n’est plus concevable d’analyser la substituabilité du côté de la demande pour la période visée par le grief notifié » et donc qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la procédure.
L’appréciation contemporaine de la substituabilité par l’ADLC fait sens dès lors qu’à mesure que les caractéristiques des produits et des services évoluent (à plus forte raison pour les marchés liés au commerce en ligne), les possibilités de substitution, du côté de la demande ou de l’offre, se modifient. Pour autant, il nous parait fort surprenant que l’ADLC puisse fonder sa décision de non-lieu sur un constat d’évolution des caractéristiques de la vente événementielle en ligne.
L’arrêt de l a Cour d’appel de Paris détaille les moyens des parties invoqués au soutien de leur demande en annulation et expose en premier lieu son interprétation stricte de l’article R. 463-7 du Code de commerce qui prévoit que « (…) lorsqu’elle estime que l’instruction est incomplète, l’Autorité de la concurrence peut décider de renvoyer l’affaire en tout ou partie à l’instruction… ». A ce sujet, les juges ont estimé que « sans équivoque, le renvoi à l’instruction n’est nullement une obligation pour l’Autorité, mais une faculté qu’elle est libre d’exercer au vu des éléments du dossier ».
Cette appréciation faite par les juges du fond nous parait très littérale. Il convient pourtant de souligner que cette question du renvoi ne se serait pas posée si l’Autorité avait présenté une analyse détaillée des éléments l’ayant conduite à estimer que le marché n’était pas déterminé. Il nous semble qu’une lecture attentive de la décision n°14-D-18 aurait pourtant pu conduire à une évaluation plus nuancée.
L’ADLC prétend qu’« il n’est plus concevable, à ce jour, d’analyser la substituabilité du côté de la demande pour la période visée par le grief notifié ».
Le refus d’envisager le renvoi de l’affaire à l’instruction tient seulement au fait que, dix ans après, la substituabilité ne pourrait plus être appréciée par les services d’instruction : « la perception contemporaine qu’ont les acteurs du marché sur les possibilités de substitution (…) ne pourrait être considérée aujourd’hui comme suffisamment fiable ».
Il ressort du paragraphe 115 de la décision de l’ADLC un défaut de motivation que la Cour d’appel aurait dû condamner ou à tout le moins soulever.
Bien que les renvois à l’instruction soient rares(9), il reste une faculté pour l’ADLC d’accomplir sa mission de définition du marché pertinent quand les éléments qui sont à sa disposition sont insuffisants.
***
La décision de l’ADLC est une démonstration d’indépendance entre sa formation d’instruction, d’une part, et sa formation de jugement, d’autre part. Pour autant, il apparaît, à la lecture de cette décision et de l’arrêt de la Cour d’appel, une volonté de mettre un terme à cette affaire plus par lassitude procédurale que par motivation juridique.
On ne peut qu’être étonné de l’écart constaté entre, d’une part, les exigences dont fait preuve l’ADLC vis-à-vis des parties, notamment dans les procédures de concentration, quant à la définition du marché pertinent et d’autre part l’exposé – très sommaire – de ses arguments pour conclure à une absence de marché au présent cas d’espèce.
Espérons que le pourvoi en cassation de la société Brandalley soit l’occasion de répondre à toutes ces questions et vienne peut-être préciser les contours des pouvoirs de l’ADLC en matière de renvoi et de non-lieu.
En définitive, cette affaire donne un sentiment contradictoire de constat des difficultés en matière de définition des marché liés à l’Internet mais aussi d’un effet de « régulation molle » des pratiques dans ce secteur du simple fait de la saisine de l’ADLC : Vente-privée, non sanctionnée, aura tout de même retiré les clauses d’exclusivité de ces contrats !
Pour les notes de bas de pages, voir le document PDF.